Ah, la Chine… On en rêve, comme de l’Amérique à une certaine époque ! C’est encore plus grand, plus vaste, plus mystérieux. Et aborder cette immensité par un séminaire et la rencontre de collègues chinois en a fait une expérience encore plus marquante. Le temps n’était pourtant pas beau, il faisait presque froid et il pleuvait. Mais les débats, eux, étaient… ensoleillés, pleins de lumière, et nous étions à Emeishan, un site superbe même dans la grisaille. Par les fenêtres de l’hôtel, on voyait sur un chantier voisin s’égrener les files laborieuses de coolies (dont des femmes) ployant sous la charge de leurs paniers emplis de pierres, comme dans un dessin ancien. Et le matin, avant le début du travail, ils prenaient leur thé sur une terrasse de l’hôtel, et on entendait les grands éclats de rire qui émaillaient leurs discussions joyeuses. Nos discussions aussi, dans la grande salle de conférence, étaient joyeuses, mais les enjeux de cette réunion étaient très sérieux, et cela se sentait. Le travail commun était intense.

Le Maire de Chengdu, capitale du Sichuan et ville universitaire, dans son discours d’accueil a dit sa satisfaction de recevoir dans sa circonscription des « experts occidentaux » Ouille ! Certains d’entre nous ont peut-être entendu cela comme une reconnaissance flatteuse, et se sont tenus prêts à assumer ce rôle ambigu. Que de compliments sur le travail de ces jeunes psychanalystes chinois qui nous restituaient, était-il dit, la fraîcheur des balbutiements de la psychanalyse à ses débuts ! Les Chinois souriaient poliment, et remerciaient les « experts » pour leur indulgence… Les psychanalystes chinois sont certainement « jeunes » dans le métier, et sont confrontés à des conditions de travail inimaginables pour des Occidentaux (problèmes de distances, de communications, précarité des situations matérielles), dans un contexte social où la psychanalyse ne fait pas du tout partie du paysage culturel comme chez nous. Mais leur curiosité et leur enthousiasme en font d’authentiques chercheurs, Ils ont une excellente perception de l’inconscient et sont très sensibles à leur contre-transfert. Ils ne sont pas blasés. Leurs difficultés dans la conduite des cures ne sont pas uniquement matérielles, bien que certaines de leurs questions aient pu paraître bien « naïves » aux oreilles occidentales. Leurs difficultés viennent sans doute aussi en bonne partie de l’enseignement reçu et de leur relation à cet enseignement…

L’enseignement théorique de la psychanalyse se fait à l’Université, dans le département de Philosophie.

Seuls les étudiants préparant un doctorat peuvent avoir accès à des services psychiatriques, pour un temps limité. Et la psychiatrie en œuvre dans ces services est très américanisée, plus « chimiâtre » que psychiatre. Lacan connaissait parfaitement l’œuvre de Freud, et il avait eu, comme beaucoup de psychanalystes français, une formation psychiatrique du meilleur cru, comme Henri Ey, son contemporain et ami. C’était un excellent clinicien. Mais les Écrits et les Séminaires peuvent-ils suffire à résumer toute l’expérience élaborative de la pensée psychanalytique, sur des décennies, en en court-circuitant ainsi ses bases cliniques ? Lire le livre d’un auteur ou se contenter d’un compte rendu résumé de l’ouvrage, par un autre auteur, n’a pas les mêmes effets de culture. Que les psychanalystes chinois éprouvent parfois un certain décalage entre cet enseignement et leurs rencontres avec des patients en chair et en os ne serait pas si étonnant que cela, et ne peut être mis sur le seul compte de leur « jeunesse ».

D’autre part, l’un des participants, Qing Wei, a fait dans son exposé une allusion à l’histoire de la Chine et à ses relations avec l’Occident. Il a parlé des missionnaires jésuites venant prêcher l’amour divin, et qui ont créé la brèche par laquelle se sont introduites en Chine les armes occidentales et les canonnières, pour une guerre impitoyable et dévastatrice. Au terme de la Guerre de l’Opium les Occidentaux, toutes nations comprises, ont dû abandonner leurs concessions. Leurs somptueux vestiges, toujours présents, entre autres à Shanghai, témoignent du naufrage d’un certain esprit de conquête, tels des Monuments Mémoriaux. Le message de Qing Wei pouvait s’entendre : la psychanalyse vient de l’Occident, quelle garantie a-t-on que ces « experts » vont, ou non, se comporter en « jésuites missionnaires » ? Les révélations qu’ils apportent sur le fonctionnement psychique de l’être humain sont d’une indiscutable importance, et ont des accents de vérité. Faut-il y voir un nouvel Évangile, bouleversant les traditions et les modes de pensée spécifiques de la Chine ? Freud, sur le bateau qui l’emmenait en Amérique, disait qu’il lui apportait « la peste ». Les Américains se sont bien défendus si l’on en juge par certaines de leurs orientations biologisantes et comportementalistes en psychiatrie. Ils sont actifs dans l’occidentalisation galopante de la Chine. Non seulement sur le plan économique, mais également sur le plan des idées, avec la diffusion de leurs conceptions et de leur langue, et leur pragmatisme s’accorde bien avec le pragmatisme chinois. Biologie et comportementalisme sont déjà dans les hôpitaux, et ont de quoi séduire les jeunes psychiatres chinois par leurs promesses d’efficacité plus rapide que celle, plus aléatoire, d’une cure psychanalytique. Nous pouvons, en tant que psychanalystes, avoir quelques doutes sur cette promesse de résultats mirobolants, mais la confrontation est déjà en place. Il n’a pas été question dans ce séminaire de la Révolution Culturelle, mais il n’était pas difficile de percevoir les traces douloureuses de cette autre colonisation, celle-ci par le socialisme à la soviétique. Comment pouvons-nous éviter à nos collègues chinois de se trouver encore une fois pris dans une guerre, lorsque la colonisation reste un risque dont la crainte vivace est justifiée par l’Histoire ? Les colonisateurs prétendent vouloir le bien des peuples qu’ils soumettent, mais ne se posent pas de questions sur les ravages de l’acculturation qu’entraînent trop souvent ces bonnes intentions. Ces considérations peuvent paraître sommaires, mais des psychanalystes ne peuvent pas ignorer cet aspect des échanges avec nos amis chinois, qui ne sont pas de « naïfs sauvages », mais les héritiers d’une culture millénaire qui force le respect.

Je voudrais terminer sur un autre aspect, qui est peut-être justement un point de « résistance » intéressant dans ces échanges. Il s’agit de la langue et de l’écriture chinoises. La plupart des Chinois présents avaient une certaine connaissance du français, le lisaient, et pouvaient s’exprimer dans cette langue. Plusieurs Européens, à des niveaux divers, s’étaient initiés à la langue et à l’écriture chinoises. Il y avait même quelques bilingues, dont la traductrice des interventions au cours des séances de travail. Et ces traductions donnaient lieu parfois à des conciliabules animés, parfois très drôles. On riait souvent des « petits » malentendus ! Mais quelle leçon de modestie pour nous, européens ! Le chinois, avec ses quatre tons, ne s’aborde certes pas comme n’importe quelle langue européenne où les intonations, les accents, ne modifient pas la signification des mots. Et, à part une des observations rapportées, toutes mettaient en scène la langue écrite dans le travail analytique. C’était éblouissant… et passionnant. Ces psychanalystes chinois semblent tenir très fort à leur écriture traditionnelle, et le « pinyin » (écriture simplifiée sur le modèle alphabétique) n’aurait pas eu dans la population le succès escompté. Un livre relativement récent, de Nicos Nicolaïdis, (Alphabet et Psychanalyse, éd. L’Esprit du Temps, Paris 2001), met en valeur l’héritage grec de l’invention de l’écriture alphabétique et le « progrès psychique » que cette alphabétisation apporte, dans la différenciation entre signifiant et signifié dans la lettre. C’est très pertinent, mais, dans la comparaison avec d’autres systèmes d’écriture, l’amalgame y est peut-être trop vite fait entre des écritures telles que l’hébreu, l’arabe, et le chinois, évidemment considérées comme entachées d’ « archaïsme ».

Lors d’une des discussions, Huo Datong, promoteur avec Michel Guibal de ce deuxième séminaire franco-chinois, s’est écrié « l’inconscient est structuré comme l’écriture chinoise ! ». Cette phrase pouvait s’entendre dans un relent d’aphorisme lacanien, et faire sourire, voire irriter. Mais, à la réflexion, ce « lacanisme » est sans doute plus profond et plus intéressant qu’il n’y paraît à première écoute. Et l’attrait que rencontrent chez nos amis chinois les théories lacaniennes, entre autres sur le langage et l’instance de la lettre dans l’inconscient, n’est peut-être pas étranger à leur attachement et leur intérêt pour leur langue et son écriture traditionnelle. Comme s’il y avait chez eux un écho qui ne serait pas l’effet d’un pur intérêt intellectuel, mais d’une rencontre avec leur expérience vécue, dans l’écriture même, de l’organisation de la forme et de l’espace. Huo Datong, dans un texte publié dans le N° 15 de la revue Psychologie clinique, et avec cette même phrase comme titre, s’inspire effectivement de la trilogie Réel-Symbolique-Imaginaire de Lacan pour illustrer la construction du sinogramme à partir d’une autre trilogie Figure-Son-Signifié. On peut ne pas souscrire entièrement à ses déductions quant aux étapes de la structuration de l’inconscient et à ses illustrations cliniques plus théoriques que concrètes, mais ce texte, illustré de nombreux schémas, et très lacanien, souligne à l’extrême le « clivage » entre voir et entendre, signifiant visuel et signifiant acoustique, pour conclure, non sans élégance, que : « En considérant une idée chinoise selon laquelle ce que l’on a vu est plein et ce que l’on a entendu est vide, la pratique clinique de la psychanalyse en tant que parler-écouter doit être considérée comme une pratique de conduire le plein par le vide (c’est moi qui souligne cette magnifique formule) ». Les paroles s’envolent, les écrits restent, dit-on chez nous. Ce n’est pas tout à fait la même chose. L’écriture chinoise n’est pas un simple instrument de trace spatialisée de la parole, à l’instar de l’alphabet – dont l’alphabet grec représente un perfectionnement important – mais véhicule une organisation de l’espace et des formes que l’on peut dire structurante. L’une des observations chinoises rapportées, concernant un cas de psychose (les psychotiques ont souvent du génie en matière de langage, pour nous en montrer les désarticulations symboliques), a particulièrement mis en évidence l’importance de la forme écrite, traitée comme forme plus que comme symbole. Le mot traité comme « chose » matérielle apparaît bien dans nos cas occidentaux de psychose, mais pour faire apparaître, pour nous, un défaut de la symbolisation du verbe. Dans l’observation chinoise, l’écrit apparaissait bien comme « chose » matérielle, mais les altérations subies par les sinogrammes n’attaquaient pas le mot : elles attaquaient la symbolisation de l’espace, de la forme spatiale de l’écriture. Et chez tous, l’emploi du terme de « lapsus », (ou de celui d’ « acte manqué »), donnait l’impression d’un certain décalage par rapport à notre propre connotation sémantique de ce terme, et pour cause. L’impact du processus de symbolisation, au moins dans l’écriture, ne s’adresse peut-être pas pour les Chinois aux mêmes lieux psychiques qu’en milieu occidental, alphabétisé. Je suis tout à fait ignare quant à la langue chinoise, mais ce que j’ai entendu lors de cette rencontre m’a ouvert des perspectives de réflexion inattendues, et passionnantes, sur la genèse du symbole, en recoupant étonnamment mon expérience clinique de la thérapie analytique des psychoses selon l’héritage de Gisela Pankow. C'est-à-dire à partir de l’espace et de la forme dans l’utilisation du modelage comme médiateur thérapeutique. Comme si leur écriture témoignait d’un rapport à un espace particulièrement structuré. Ces Chinois ont, décidément, beaucoup de choses à nous apprendre !

 

NOUS AVONS FAIT UN BEAU VOYAGE… (air connu)

Marie-Louise Lacas


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