1 - Prologue
Si j’avais accepté d’emblée de venir à Cheng Du et d’y parler, lorsque Michel Guibal avait lancé l’invitation à échanger avec vous sur la pratique analytique, je dois reconnaître que j’ai eu de plus en plus de difficulté à décider quelle analyse, quel fragment de cure, quel aspect de la pratique et du maniement du cadre j’allais proposer à la discussion.
Il est très malaisé de faire un tel choix. Le fait que beaucoup d’analysants et analysantes sont engagés dans la profession de « Ψ » compliquait encore la difficulté, amplifiait mon inhibition… au point que Michel a dû désespérer de moi.
Je voudrais, puisqu’il s’agit d’échanger nos réflexions sur la pratique analytique, sur les choix théoriques et éthiques qui la soutiennent et la guident, qu’une partie du débat qui suivra porte sur cette question de la « publicité » de notre travail, des effets en retour d’une telle présentation de « cas » (du latin casus ─ ... ce qui tombe sous le regard…) J’aimerais, par la même occasion, engager la discussion sur la question de la langue, des langues et du formidable transfert qui nous a transportés jusqu’ici pour nous y confronter…
Cela veut dire que proposer de tels fragments, voire le récit de toute une analyse, pose des problèmes de position dans le discours : au moment où je me mets à vous parler de ces éléments d’analyse, je me trouve, inévitablement, dans une forme de demande… celle bien sûr d’être entendu et si possible avec l’attention bienveillante qui est de rigueur dans l’analyse.
Un séminaire inter-associatif avait eu lieu à Luxembourg, sous la direction des membres d’ALEA. Il faut s’attendre à ce que les questions soulevées à ce moment-là nous reviennent mais, espérons-le, avec ce que peut procurer le changement de lieu et de temporalité que nous offre la Chine…
En guise d’exercice en cette matière de langue et de transferts de langue, je me risque ici à donner un aperçu des suggestions sémantiques que pourrait produire un examen philologique sérieux et approfondi des idéogrammes qui en chinois sont donnés par le dictionnaire comme les traductions possibles de notre terme de « cas ».
Je me réfère à mon Petit dictionnaire français-chinois (Xiùzhēn Făhuā cídiăn) ainsi qu’au très connu Dictionnaire français de la langue chinoise de l’Institut Ricci (Kuangchi Press; 1986).
Trois couples d’idéogrammes sont proposés pour traduire « le cas » :
qíng kuàng 情况
bìng lì 病理
àn jiàn 案件
Je reprends ces expressions pour ouvrir un champ de résonances qui, à coup sûr, élargira notre entendement, non sans évoquer certaines réflexions que Michel Foucault a faites à propos du cas – notamment dans Surveiller et punir (1975). Il y démontre comment la mise en place du dispositif de l’examen (dans la clinique médicale, dans les procédures pédagogiques et judiciaires et d’autres encore) a rendu possibles les Sciences humaines, elles-mêmes structurées en espace disciplinaire puisque l’examen associe les techniques de la surveillance hiérarchique, de la sanction normalisatrice en déployant une rigoureuse visibilité (de l’observateur autant que de l’observé), et de l’instauration d’un champ documentaire dans lequel l’individualité se trouve inscrite, enregistrée, analysée – condition nécessaire pour ériger l’individu en cas objectivable, comparable, racontable dans la forme non plus épique (médiévale) mais romanesque (moderne) du Petit Hans, du président Schreber… (p. 195).
• Qíng kuàng 情况 : si cet ensemble de caractères peut traduire notre mot français de « cas », il se compose de deux caractères dont le premier, s’il peut signifier « le vrai, le réel, la réalité des faits, la circonstance », est comme confirmé dans ce sens par les significations du second qui le redouble : « circonstance, »
- Mais d’autres sphères de sens s’ouvrent également où l’on retient que qíng désigne aussi « le sentiment, l’émotion, l’affection, la prédilection, la préséance, la faveur, la partialité » – mais encore : « l’intérêt, le charme, l’amour, la considération, le désir, la passion… »
- Tandis que le second terme kuàng peut aussi signifier « comparer, être comparable » ou « augmenter, s’étendre » ; à plus forte raison, « a fortiori, davantage… »
- Et, enfin, « rendre visite… »
Nous pourrions jouer de cette combinatoire très suggestive pour déployer les dimensions du cas : présenter un cas, c’est chercher à s’appuyer sur les faits et circonstances de notre pratique mais nous ne pouvons nier, du fait même que nous en faisons le choix pour une présentation, que doivent s’y mêler les questions de transfert, d’intérêt, de charme, de désir.
Comme on peut retrouver également la dimension de la comparaison et de la généralisation propre à notre manière de penser (des structures ?) à partir de singularités.
• Quant au second couple de caractères chinois qui peut traduire le cas : bìng lì 病理, il associe « la maladie, la souffrance, l’affliction, le défaut, l’imperfection, la déficience, le vice, voire le mécontentement », à l’idée d’ordre et de classement, de règle générale et de statut, de normalité, d’exemple, de précédent.
Ceci nous rapproche davantage du sens médical de l’étude de cas.
• Le troisième couple d’idéogrammes : àn jiàn 案件, nous transporte dans le monde de la justice et du tribunal. Àn signifie à la fois « la table, la barre, le banc ; les papiers déposés sur la table du juge, les pièces du procès » – et « la cause, le procès, l’action en justice ». Le second terme jiàn accentue cette dimension des pièces, des objets utilisés comme pièces à conviction.
Ce bref petit tour – que d’aucuns trouveront peut-être trop touristique et trop amateur (mais « amateur » ici est sincèrement positif) – permet en tout état de cause de saisir quelques correspondances avec les traits relevés par Foucault du cas comme socle de l’épistémologie des Sciences humaines – à condition d’ajouter une note plus analytique que le génie chinois nous livre en liant le réel, le désir, la souffrance, l’ordre, la loi…
2 - Deux situations
Je parlerai à présent de deux situations relativement simples qui, chacune à sa manière, m’a mis sous les yeux les effets de ce qu’on pourrait appeler la formulation la plus ténue du désir d’analyse qui constitue une part sensible du désir de l’analyste.
1) Un homme, d’une trentaine d’années, travaille dans un cabinet d’architectes ; il est marié depuis 6 ans et père d’une fille de 4 ans et d’un garçon de 2 ans. Il vient depuis près d’un an, au rythme d’une séance par semaine, et doit quelquefois, à la dernière minute, me prévenir qu’il est empêché par un rendez-vous professionnel important, grâce à son téléphone portable.
Il y a peu, alors que je l’attendais, voilà qu’il m’appelle au téléphone pour dire qu’il est pris dans un embouteillage et qu’il pense bien qu’il n’aura pas le temps d’arriver à l’heure. Le retard important rendrait donc la séance inutile. Je lui réponds que je l’attends…
Il arrive avec un quart d’heure de retard, tout essoufflé, et confondu en me disant : « Désolé pour ce retard. Je crois que ça ne vaudra pas la peine aujourd’hui ». Je l’invite à dire ce qui lui vient à l’esprit, après qu’il ait repris son souffle…
Il me parle de ces « foutus » embouteillages, de cette circulation en ville, de ces ralentissements imprévisibles… Puis, il me dit : « Tiens, j’ai fait un rêve cette nuit. Mais, ai-je le temps d’en parler ? »
Dites, lui répondis-je…
« Je suis sur une route de vacances, dans le Sud de la France, et nous roulons, ma femme, mes enfants et moi, à la recherche d’un emplacement pour notre camping-car… C’est tout ce que je me rappelle… »
… Sursautant, il évoque un souvenir qui lui fait aussitôt monter les larmes aux yeux et se mettre à sangloter, comme je ne l’ai vu faire qu’une seule fois déjà (lorsqu’il avait évoqué une conversation avec sa sœur aînée et sa mère, au cours de laquelle il avait affirmé avec rancœur que lors d’une fête de famille récente, elles n’avaient pas manifesté de grand intérêt pour ses enfants…)
Il se voit dans les bras de sa mère, enfant de 5-6 ans, en train de suffoquer de la 1re crise d’asthme qu’il ait eue. Il est avec sa mère, assis à l’avant du motor-home que son père conduit à toute vitesse, à la recherche d’un médecin, en rase campagne, un soir d’été. Ils avaient l’habitude de partir en expédition de ce genre, à l’aventure, chaque été. Il me dit n’avoir plus jamais eu aucun souvenir, depuis ce moment d’urgence, que sa mère l’ait serré contre elle, avec cette tendresse et ce souci intense de lui.
Lorsque la crise d’asthme est survenue dans cette voiture où il avait d’abord suffoqué entre ses deux sœurs des heures durant, ils n’ont pas trouvé de village ni de médecin. C’est le bercement de sa mère qui l’a peu à peu calmé.
Il est depuis un an en analyse et ne m’a jamais pourtant dit qu’il souffrait de fréquentes crises d’asthme et qu’il ne se séparait jamais de son petit appareil à aérosol…
La séance s’arrêta là. Il était complètement abasourdi de ce qu’il venait de vivre. Plus tard, d’autres séances sont venues préciser sa place de fils non estimé, non choyé par ses parents. Parents qui se sont séparés lorsqu’il eut 12 ans. Le père est décédé il y a 10 ans, alors qu’il était étudiant à l’université.
J’étais moi-même fort surpris de l’émergence de ce souvenir dans ce peu de temps, dans cette courte séance qu’il annonçait inutile et insignifiante.
Et je me dis que nous avons, dans le travail analytique, affaire à plusieurs temporalités non emboîtables. Le temps de l’inconscient se soucie fort peu du temps de l’horloge. Sans doute lui avoir dit que, en retard ou pas, je l’attendais, avait donné la place et le temps suffisants pour qu’apparaissent des signifiants jusque-là censurés,... à partir d’un rêve.
2) Cette séance me revient par association à une autre séance (non-séance !), d’un analysant, médecin, qui fait actuellement ses stages de spécialisation dans un pays limitrophe. Cette situation d’éloignement géographique a obligé d’espacer les séances, puisqu’il n’est pas autorisé à quitter l’hôpital plus d’une petite partie de journée dans la semaine. Ce jour-là, sur les routes et dans la ville, il y avait une véritable fête des « bouchons ». Plusieurs circonstances avaient concouru pour faire en sorte que l’entrée à Bruxelles était dite impossible par les messages régulièrement diffusés à la radio. Le jeune analysant que j’attendais pour 18 heures m’appelle à 16 h 45 d’un endroit de l’autoroute où il voyait le ralentissement annoncé s’opérer de fait. Il m’appelle sur son portable – le portable qui a changé bien des choses pour le repérage des sujets les uns par rapport aux autres dans l’espace et le temps – pour dire qu’il a appris que tout était bloqué, qu’il risquait de ne pas arriver à la séance et qu’il y avait un point particulièrement encombré : la station D… (où l’autoroute du Sud pénètre dans l’agglomération). Je venais moi-même de rentrer de l’Université (qui se trouve à 25 km hors de la ville) et j’avais eu bien du mal à avancer, ce qui m’avait fait manquer moi-même deux rendez-vous… Je lui répondis seulement cette petite phrase : oui, il y a des problèmes, surtout à D… Il me dit alors : « et bien, je vais réfléchir… »
S’il est impossible de dire s’il serait ou non arrivé dans les temps, ne serait-ce qu’à un bout de séance (comme le précédent), j’ai après coup, ne le voyant pas venir du tout, singulièrement regretté ma petite phrase si réaliste, si « matter of fact », si « constative » comme dirait Austin, alors que l’autre réponse « je vous attends » relevait d’une invite performative…
Mais l’inconscient veille. À la séance suivante, il commence d’emblée par un rêve qu’il a fait le soir même de cette séance manquée. Il rêve qu’il arrive dans mon cabinet. Qu’il y a une autre personne, assise dans un des fauteuils, et que j’ai l’air de ne guère y prêter attention comme si cette situation aberrante du point de vue du cadre ne me troublait nullement. Cette personne, vaguement reconnue, est un collègue dont il sait qu’il va bientôt être père.
Les associations nous reconduisent aussitôt à l’impression étrange qu’il a eue lors de notre petit échange téléphonique de la dernière fois. C’est comme si j’étais une autre personne et « d’ailleurs », disait-il – revenant au rêve –, « ce n’était pas vraiment votre maison… »
Je l’invite à préciser ce qu’il a pensé au moment même où j’avais dit : « il y a un problème, surtout à D… ». Il hésite puis avoue qu’il s’est senti abattu, bizarre, sans énergie, et qu’il lui a fallu du temps pour se retrouver. Je reconnais devant lui que ma phrase était ambiguë : il pouvait la prendre sur un plan purement pragmatique et carrément trivial. C’est l’occasion pour lui de me dire qu’au fond, depuis quelque temps, il souhaiterait investir davantage son analyse, en particulier pour parler de son père, père dont il attend beaucoup d’encouragement et d’approbation mais qui lui semble toujours indifférent.
Vous devinez que j’ai pu mesurer (je le pressentais déjà avant qu’il vienne à cette séance-là) combien j’avais une part dans son expérience d’étrangeté, à partir de mon peu de présence d’analyste lors de ma réponse téléphonique. Réponse tout empreinte des effets sur le plan de mon « moi » réaliste, fonctionnel et contrarié par les contretemps du temps social.
Mon ambiguïté, il l’avait entendu dans le sens d’un non-désir qu’il vienne, d’un manque de foi dans son désir à lui et, vraisemblablement, d’une répétition, dans le transfert, d’une certaine absence paternelle.
Pour conclure cette brève évocation de la pratique, et ouvrir au débat sur la transmission de l’expérience par de tels appuis sur les « cas » cliniques, je relèverai que toute séance et, dans ce cas, toute anticipation de séance, nous replace au commencement de l’analyse en son point d’origine. La condition de possibilité, pour Freud, de l’analyse, était l’observance de la règle fondamentale : règle qui n’est pas seulement celle de l’analysant qui se livre aux mouvements imprévisibles de sa propre parole, mais qui est celle de l’analyste qui s’y rend activement disponible et ouvre le temps du transfert. Le téléphone (portable) est-il déjà compris dans cet espace de la parole analytique et du transfert ? Les deux courtes situations décrites me font penser que oui…