好(1)
早上好 (2)
Bonjour.
Ce n’est qu’à mon arrivée à Chengdu que j’ai appris que les organisateurs avaient pensé à moi pour l’introduction de ce séminaire inter-associatif. La brièveté du temps ainsi imparti à la préparation est une occasion de s’offrir une séance à l’œil. D’où le style quelque peu associations libres de mon propos. L’analyste tentera d’y laisser son empreinte, non seulement dès à présent, mais aussi au fil du séminaire, où nous aurons l’occasion de reprendre quelques-uns des thèmes soulevés ici.
En français contemporain, « à l’œil » veut dire « gratuit, gratuitement ». La modernité a vidé la tournure de la diachronie qu’elle impliquait autrefois. Il ne s’agissait pas tant de gratuité que de faire crédit à quelqu’un en fonction de l’impression qu’il avait faite. Le crédit n’était cependant pas sans être assorti de vigilance, le créditeur gardant en quelque sorte le bénéficiaire à l’œil (3).
L’inconvénient de la surveillance est que l’on en arrive à ne pas savoir qui surveille qui. D’où l’usage du divan en psychanalyse, qui permet de s’appuyer sur une asymétrie de la pratique de la parole : la parole est donnée, ou prise, alors que l’oreille est prêtée. Cela n’empêche pas qu’elle puisse être demandée, au contraire : « Lend me your ears and I’ll sing you a song... » (4)
L’attribution d’une place à l’autre – lui reconnaître une fonction – est au cœur de la psychanalyse, celle-ci étant la clinique du destin de cette attribution… et de sa carence.
Aller vers l’autre, c’est faire un pas vers l’étranger, non le moindre desquels est celui qui réside en nous. Dans ce sens, ne pas aller à la rencontre de l’autre est une façon de rester à l’écart d’une partie de soi. Mais qui dit altérité ne dit pas nécessairement déplacement. Socrate, qui est resté le clair de sa vie à Athènes, et Kierkegaard, qui n’a guère quitté Copenhague (5), ont bien témoigné qu’il n’est point nécessaire de quitter son pays pour se trouver à l’étranger. Aussi ne me suis-je pas d’emblée décidé à venir travailler avec vous. Ne valait-il pas mieux se concentrer sur les projets en cours à Copenhague.
L’étranger y est aujourd’hui en souffrance et le temps manque. Mais j’étais déjà porté par d’autres courants. Comme de nombreux enfants de mon temps, j’ai beaucoup voyagé. Trop, peut-être, au point où la multiplication des déplacements nourrirait l’illusion que la fonction de l’inconnu peut être entamée. Mais pas au point où cela aurait empêché le surgissement de la question de savoir ce que pourrait apporter un séminaire inter-associatif européen en Chine. D’autres mobiles, plus anciens, firent surface et, dans l’après-coup, le déplacement semble avoir été décidé avant même que je ne m’y sois résolu. Comme par un soi-disant hasard, j’ai trouvé à mon domicile, à l’approche du départ, cachée au fond d’une étagère, une théière en étain. Sur celle-ci, une inscription faite d’idéogrammes chinois. Et puis je me suis souvenu de ce que j’avais longtemps su, mais entre-temps oublié, à savoir que mon grand-père paternel avait ramené la théière de Chine après y avoir passé six ans au début du siècle passé. Il y avait été au service de cette armée française qu’il aimait tant et qui était devenue la famille qu’il n’avait pas eue. Je me suis demandé ce qu’il avait vécu – ce qu’il avait fait – là-bas, c’est-à-dire… ici. Que sont devenues les lettres qu’il avait envoyées à ses amis, dans lesquelles il leur faisait part de ses impressions de Chine ?
La rencontre entre deux cultures peut être un bol d’air pour les deux, par l’ouverture, l’échange et l’éclairage qu’elle permet. Cependant, à l’évidence, l’ombre de l’anéantissement n’est pas absente. Si cela vaut au niveau de l’Histoire, cela se décline au quotidien. Songez à la télévision de masse qui constitue un gaz toxique pour les petites langues. Et à l’irréductible écart entre la langue conventionnelle, dominante, et la parole vive de chacun, essentielle à ce que Jacques Lacan appelait la parole pleine. La première est portée à résister à l’autre. Dans certains pays d’Occident, on vous accueillera volontiers dans un restaurant ou un magasin avec la question : « Comment allez-vous ce soir ? » L’entrain avec lequel la question est parfois posée peut momentanément faire croire que l’on s’intéresse à vous. Une réponse subjective servira – sans nécessairement aller jusqu’à un « En fait, je me sens plutôt déprimé » – à vous détromper. La question n’est pas censée mettre en jeu ni la subjectivité, ni le sujet, tant elle est au service d’un autre maître.
En guise d’ouverture, je vous adressais un « bonjour » (bon matin, plutôt, 早上好 zǎoshàng hǎo). Façon d’établir, à partir d’une salutation universelle, un pont entre nous, entre les langues. Mais que signifie au juste ce « bonjour » ? Formule de politesse, assurément. Parole vide, peut-être. Constatation ? Mais que sais-je de ce que vous penser ou de ce que vous éprouvez ce matin ? Il faudrait d’abord vous laisser parler et vous écouter. Enfin, « bon-jour » est un souhait. Cependant, après Freud – et Lacan à sa suite – souhaiter le bien ne va pas sans (en) dire (plus), tant les logiques du bien et du mal se recoupent. Freud, Lacan et quelques autres (6) se sont dépensés pour expliciter psychanalytiquement en quoi il en est ainsi. Le génie de la langue chinoise offre un point d’accès percutant à cette problématique. Le caractère chinois pour « bon », « bonne », « bien », à savoir 好 hǎo, ouvre à lui seul sur tout un pan de ce difficile problème du bien et du mal. Le caractère 好est le résultat de la fusion de deux caractères distincts. D’une part, 女 nǔ, qui signifie femme et d’autre part, 子 zǐ, qui signifie fils ou enfant. La langue chinoise exprime ainsi de façon ramassée ce qui fait partie de l’imaginaire de nombreuses cultures, à savoir que la femme-mère et son fils-enfant sont censés incarner ensemble l’image même du bien. Ainsi, le sujet n’est jamais assuré d’être au-delà de l’emprise de l’illusion de ce paradis perdu. J’ai connu un juif à qui un officier SS avait donné le choix entre partir libre avec ses amis ou suivre sa mère au camp. Il a pris le chemin des camps. Il en est revenu quelques années plus tard, seul survivant parmi la centaine d’enfants concentrationnaires de son block, l’aspiration d’accéder à une félicité supposée à autrui étonnamment intacte. Par la suite, il s’est longuement employé – non sans succès, d’ailleurs – à mener son projet à bien. Mais il supportait toujours mal son manque-à-être et ses inépuisables revendications le minaient. C’est alors qu’il s’est adressé à un psychanalyste.
Effectivement, le rôle du psychanalyste est de permettre l’émergence d’un sujet dans un au-delà du 好, grâce à un élément tiers (étranger). L’analyste se plie à la logique qu’implique la fonction de ce tiers. Les sœurs filandières (7) – trois女 – n’en disparaissent pas pour autant. Elles continuent dans l’imaginaire à dispenser à chacun sa part de bonheur et de malheur. Seulement, voilà qu’elles n’ont jamais été une simple incarnation d’un fantasme de la toute-puissance maternelle. Le tiers était là depuis l’origine. Depuis l’origine du mythe, car les sœurs filandières, à l’instar de 好, agissent en tant qu’idéogramme. C’est précisément sur cela que le psychanalyste va s’appuyer, attentif à ce en quoi un idéogramme se révèle à partir de ce qu’il en appelle d’autres.
Dans une diachronie mythique, après les sœurs filandières, vient le Complexe d’Œdipe. Le Père entre en scène par le biais du complexe qui à chacun donne au tiers le nom qui organise la succession de ceux qui viendront à sa suite. C’est ainsi que le complexe d’Œdipe que nous a légué Freud est un concept dont l’actualité toujours à renouveler consiste premièrement en sa dimension symboligène (8). Qu’est-ce à dire ? Au cours d’une analyse, il arrive que nombre de symptômes paraissent et disparaissent. Il y en a toutefois deux qui persistent : le Père et la Mère. Cela veut-il dire que le sujet n’a de choix qu’entre rester en quelque sorte collé aux parents (ne pouvant alors advenir), ou se défaire d’eux au risque de se perdre ? Oui, mais pas exactement, car les parents ont une dimension idéogrammatique qui prend toute sa valeur avec le déclin du complexe d’Œdipe (9). Si la satisfaction qu’a obtenue le sujet laisse à désirer, par l’impasse sur laquelle il a buté, il pourra grandir dans l’exercice de sa fonction. À ceci près que le complexe d’Œdipe ne peut s’avérer symboligène qu’à partir d’un déclin qui indique la voie de son déchiffrement.
Le principe de symboligènicité est aussi essentiel à la transmission de la psychanalyse qu’à sa clinique. En fait, ce n’est pas tant la clinique qui fait partie de la transmission, que la transmission qui se fait à l’ombre de la clinique. Lacan, dans le séminaire II, lorsqu’il élabore le schéma du vase renversé (10) encourage ses élèves à apprécier le moment de l’histoire de la psychanalyse qu’ils sont en train de vivre. En effet, à cette époque, Lacan faisait à nouveau émerger la théorie psychanalytique d’une expérience vécue et textuelle de l’inconscient. Il ajoute cependant qu’un jour la théorie sera rodée au point où elle marchera toute seule et le temps de son invention tombera dans l’oubli. Si l’idée résonne avec l’histoire de la science moderne, elle incite au questionnement quant à la psychanalyse. Un résultat scientifique vaut au-delà du moment de l’invention qui l’a produit. Et il vaut encore lorsque l’on ne s’y intéresse plus scientifiquement. Le cheminement qui a mené à une découverte scientifique tombe dans l’oubli (avec le nom de son auteur) dès que son aboutissement s’avère riche en applications pratiques (lorsque la science devient technologie). Ainsi, le savoir (-faire) de la science peut-il se transmettre efficacement de génération en génération, s’accommodant plutôt bien d’une complète méconnaissance de l’histoire de son surgissement. Mais – en psychanalyse – est-ce possible ? Est-ce souhaitable ? Une psychanalyse qui irait de soi, qui marcherait tout seul, ne serait-elle pas synonyme de fermeture de l’inconscient ?
L’ouverture de et à l’inconscient est solidaire d’un investissement subjectif au niveau de l’attention prêtée à la parole. Il ne s’agit nullement de réduire la parole à son substrat subjectif, mais plutôt de souligner à quel point les élaborations de la psychanalyse, que ce soit au niveau de la clinique, ou de la théorie, ne peuvent pas ne pas porter activement la trace de cet investissement. En cela la psychanalyse se distingue et de la science et de la religion. Cela fait son originalité, mais aussi sa fragilité.
Freud et Lacan étaient conscients de cette fragilité. D’où leurs préoccupations concernant sa transmissibilité. Vous connaissez probablement déjà la phrase souvent relatée que Freud aurait prononcée à Jung à leur arrivée à New York en 1909. Son authenticité nous importe peu ici, car même apocryphe, elle dit vrai. Freud aurait dit des Américains : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste. » Façon pour Freud de dire l’abîme qui séparait les principes aux commandes de la culture nord-américaine de l’éthique de la psychanalyse. On peut facilement imaginer la résistance que Freud pensait avoir à affronter. Et pourtant, Freud n’a pas connu l’étendu du succès qu’a eu aux USA une certaine forme de la psychanalyse, à savoir l’Ego Psychology. Freud ne se doutait pas que la peste puisse être si bien vécue. Ou, plus précisément, Freud ne connaissait pas la capacité de la culture américaine à donner à ce qui atteint ses côtes une tournure qui lui convienne. Depuis, on le sait, l’Ego Psychology a fait naufrage. Notons toutefois qu’elle n’a fait naufrage qu’en tant que courant de la psychanalyse. En tant que mode de penser psychologique, on ne peut dire que l’ego ait baissé les bras. Ce qui nous fait penser que nos collègues américains n’avaient pas tord de s’y intéresser. La nécessairement perpétuelle réinvention de la psychanalyse dépend de ce que quelques ego s’intéressent à ce qui de l’inconscient les détermine. Le moi se reconnaissant étranger au désir qui l’agite est un geste appelé à être renouvelé de temps à autre.