Selon François Jullien, philosophe et sinologue, la Chine est pour l’Occident le lieu géographique de l’altérité, c’est-à-dire non pas un territoire d’utopie, espace de projection de nos rêves et de nos chimères - les Amériques, les Indes -, mais un lieu d’hétérotopie, d’où nous revient comme énigme ce qui nous semblait terre ferme d’où nos pas étaient partis. On part à la conquête, et l’on s’en revient étrangement défait, telle fut l’aventure des jésuites : la Chine, ou le réel du voyage. Les psychanalystes savent-ils voyager, et revenir avec quelques questions troublantes ? La suite le dira.
Pour l’instant, il s’agit ici de faire part de cet événement : des psychanalystes d’orientation lacanienne ont participé à un Colloque international de psychanalyse à Pékin en avril 2001, le premier, il faut le souligner. Sa tenue dans le campus de la faculté de médecine de Pékin à l’invitation du professeur Pelcheng Hu, chef du département de psychologie médicale, marquait d’emblée le lieu de la clinique comme espace privilégié de la rencontre. Les participants chinois au colloque (au nombre d’une centaine, ce qui était un grand succès selon les organisateurs) étaient donc des praticiens - psychiatres, psychologues - et des étudiants. Qu’est-ce qui avait donc pu conduire ces professionnels, et en premier lieu ces universitaires à l’affût du discours de la science qu’apporte l’Occident à une Chine en chantier, à proposer une rencontre avec des psychanalystes ?
Faute de pouvoir répondre aujourd’hui à cette question, on s’en tiendra à prendre acte d’un trait inaugural, qui inscrivait le colloque lui-même dans l’après coup d’une rencontre, singulière comme il se doit. Edward Robins, coorganisateur de ce symposium, a su dans son intervention inaugurale témoigner de cet événement qui a sans doute ouvert un espace de parole pour des psychanalystes, en ce lieu consacré de la médecine. Il s’agissait d’un enfant de 9 ans, qui lui avait été présenté lors d’un précédent voyage, enfant déclaré schizophrène et traité en conséquence par haldol et risperdal - Écouter cet enfant en proie aux cauchemars terrifiants dans lesquels des « enfants soldats de la mort » ricanaient à son endroit, le soutenir dans sa parole fut non seulement opérant pour lui au point d’une levée spectaculaire des symptômes les plus invalidants, mais certainement aussi pour ceux qui assistaient à la présentation au point d’avoir désiré passer au-delà, à un colloque de grande ampleur. On remarquera que la singularité du cas est venue ici directement en opposition à un discours de la science explicitement issu du DSM.
Mais il faut encore remonter d’un cran en amont de cette rencontre. Lian Pey Robins, Chinoise d’origine et peintre c’est elle qui a réalisé l’affiche du colloque -, avait préalablement fait son retour au pays désormais accessible, emmenant son mari avec elle… À l’origine de ce voyage donc, un désir, à la fois singulier et pris dans l’histoire.
C’est donc Edward Robins, psychanalyste new-yorkais, qui fut chargé de solliciter des analystes de divers pays pour assurer la dimension internationale du symposium : États-Unis, Mexique, Allemagne, Angleterre, Irlande, Italie, France. Nestor Braunstein, Paola Carola, Cormac Callagher, Claus-Dieter Rath, parmi beaucoup d’autres, étaient du voyage. La délégation française était composée de Franck Chaumon, Christiane Lacôte, Martine Lerude, Frédéric Nathan-Murat, Gérard Pommier, Erik Porge, Dominique Simonney.
De plus, Michel Guibal nous avait rejoints sur place, alors qu’il effectuait à la même époque un séjour en Chine. Car une autre rencontre avait produit sa trame propre, qui très heureusement a pu être tissée avec la première, et il importe ici d’en faire part. Un des présidents de séance chinois en témoigna lorsqu’il présenta Huo Datong - à l’occasion de sa communication sur la formation du rêve et l’écriture chinoise - comme étant le seul participant chinois qui ait effectué une analyse de longue durée. Celui-ci salua la présence de Michel Guibal avec qui il avait effectué cette cure lors d’un long séjour à Paris où il a pu apprendre le français et faire une thèse d’anthropologie. Revenu en Chine, il a formé deux analystes à Chengdu et constitué avec sept autres le Groupe psychanalytique de l’université de philosophie du Sichuan dont est membre Michel Guibal (qui le représente au sein de l’Interassociatif européen de psychanalyse). Celui-ci a été en effet convié à y travailler régulièrement autour de textes et de la clinique, et vient régulièrement dans une institution pour enfants dits autistes de la banlieue de Pékin où il rencontre les parents. Une association a été créée, l’Association-interaction-psychanalyse-Europe-Chine. Ce travail en cours a pu être ainsi, par la présence de plusieurs participants, noué à un colloque organisé par ailleurs.
On ne rendra pas compte ici dans le détail des interventions qui ont été présentées dans le symposium. Disons simplement que de nombreuses communications faisaient référence à la clinique, que d’autres tentaient d’aborder directement ou de biais la question de l’écriture chinoise et de la théorie du signifiant, d’autres enfin faisaient manifestement du discours analytique un élément parmi d’autres du discours de la science en expansion dans la psychiatrie chinoise. Signalons au passage que les effets ravageants de la révolution culturelle et ceux de la politique de limitation des naissances ont été évoqués, latéralement. Un certain nombre de textes seront publiés en Chine, au gré semble-t-il de l’écho qu’ils ont suscité lors de leur présentation.
La perplexité pour évoquer la matière même du colloque tient bien sûr à l’hétérotopie dont il était question pour commencer. Les échanges se faisaient exclusivement en chinois et en anglais, et un effort considérable avait été fourni par nos hôtes pour traduire préalablement l’intégralité des communications, disponible sur place. La barrière de la langue, dédoublée pour nous, francophones, rendait sans doute plus sensible l’écart, voire le monde, qui pouvait s’ouvrir parfois entre deux paroles. Mais quelques événements minuscules permettaient d’en prendre la mesure, et on en donnera ici un exemple éloquent. L’ensemble des discussions étaient traduites par Theresa Bal, Taïwanaise formée à la psychanalyse aux États-Unis. Lors du débat sur une communication en toute fin du colloque, quelqu’un l’interrogea, s’étonnant qu’elle puisse aisément traduire ce dont il était longuement question alors, à propos du rapport du sujet à l’objet. Elle répondit aimablement qu’elle se débrouillait et qu’il le fallait bien puisque les concepts mêmes de sujet et d’objet n’existaient pas dans la langue chinoise ! Pour ceux qui l’ignoreraient, on rajoutera ici que n’existent pas plus les concepts d’espace et de temps, ce qui aidera sans doute à mieux entrevoir ce que vise le terme d’hétérotopie.
La question est donc à présent de savoir ce qui de ce malentendu pourra continuer à se poursuivre, relançant la question. Il est un fait que nos partenaires chinois sont très demandeurs de poursuivre les échanges sur un mode moins formel qu’un symposium et surtout au plus près des questions qui se font jour pour eux dans la clinique. L’idée de rencontres plus réduites dans leur tonne, et sans doute dans d’autres régions de Chine, a été évoquée. À la fin du colloque, il a été décidé la création d’une association, International Association for the Development of Psychoanalysis in China. La question se pose à présent pour nous en France de savoir quelle forme associative permettra au mieux de soutenir la dynamique des échanges engagés.