Nommer chaque chose à part

                                                                                                    est le commencement de tout

                                                                                                    mais dire ce qui surgit d'entre elles

                                                                                                    à jamais imprévu, insaisi

                                                                                                    c'est

                                                                                                    chaque fois

                                                                                                    recommencer le monde.


                                                                                                    François Cheng




    Il est un trait d'humour de Paul Claudel qui m'est revenu en mémoire quand j'ai commencé à voyager en Chine, d'abord comme touriste, puis en travaillant avec des psychanalystes chinois, et qui n'a cessé de m'accompagner depuis. Parce que ce mot d'esprit, je le trouve très juste, y compris aujourd'hui, en son astreinte à un certain inconfort, quand nous parlons de la Chine et de ses habitants. Vous savez que Claudel n'était pas le dernier à pouvoir parler de ce pays puisque, s'il en rêva durant toute son enfance, il y séjourna plus tard presque quinze ans durant, comme consul à Shanghai, Hankeou et Fuzhou [1]. Vers la fin de sa vie, l'écrivain aura néanmoins cette remarque que j'ai pour ma part longtemps méditée : « les Chinois, je les aime beaucoup ; mais, vous savez, je ne les connais pas tous ! ».


    Plus modestement, je crois que je peux en dire autant aujourd'hui, et sans doute l'intitulé que j'ai choisi pour cette brève intervention reflète cette prudence du consul-poète. Cent lieues, cent lieux, sans lieu… Alors, les cent lieues que j'aurais pu tout autant dire « les cents lis » pour nos collègues chinois ici présents, mais alors cette assonance aurait produit de drôles de choses dans la suite du titre, ces cent lieues, comment jouent-elles dans cette question de l'exercice, de la pratique d'une psychanalyse en République populaire de Chine ? Eh bien, elle joue comme mesure d'une distance, d'un éloignement. Elles jouent d'abord en France, ces cent lieues, et cela dans les disciplines qui ont trait explicitement à la Chine, je veux parler de la sinologie par exemple. Tout le monde sait qu'une dispute se déroule depuis quelques années au sein de cette discipline entre ce qu'on appelait autrefois à la SPP des membres titulaires et un membre associé, sur la mesure ou la démesure de cette distance. Je vous invite, si vous ne l'avez pas fait, à revisionner les matches de cette Coupe Davis toujours en cours et de lire le dernier ouvrage de François Billeter, (Contre François Jullien) puis le dernier ouvrage de François Jullien (Chemin faisant. Réplique à…). Étrangement, ce débat franco-français, j'ai pu m'en assurer, intéresse assez peu nos collègues chinois. Il n'est pourtant pas sans conséquences intellectuelles, ce débat qui a pour toile de fond, au bout de la distance, l'existence d'une spécificité, d'une autre forme d'exception culturelle à laquelle nous sommes comme Français habitués et généralement seuls tenants du titre. Si je fais mention de cette dispute qui ne manque ni de grâce ni de méchanceté, c'est surtout pour souligner un fait passé relativement inaperçu, mais infiniment plus conséquent quand il s'est autrefois agi que la psychanalyse s'installe en Amérique du Sud, en ce qu'on appela pendant longtemps l'URSS, ou dans les pays de langue arabe. Ce fait, c'est l'appel fait par la psychanalyse à la sinologie, à ses voix les plus actuelles, faisant de celles-ci les lamaneurs du grand liner de la psychanalyse française. Autrement dit, avec raison mais pas sans conséquences, nombre de psychanalystes français, dans la perspective de favoriser, l'extension, l'expansion ou l'installation de la psychanalyse en Chine ont été amenés à se greffer sur un certain nombre d'enjeux et de débats qui agitent une autre discipline scientifique que le champ ouvert par Freud et qui s'appelle la sinologie. Est-ce un détour, pour les analystes ? Je ne le crois nullement, mais peut-être les psychanalystes ont-ils dans leur nouvelle passion à observer le même petit pas de côté que Freud avec l'archéologie ou l'histoire, Lacan avec la linguistique, les mathématiques, la topologie. À s'en servir autrement, tout comme Lacan fit de la linguisterie, des mathèmes, du borroméen… Côté chinois, relativement à la France, c'est l'attrait pour la théorisation psychanalytique, le savoir pensé comme un système conceptuel, qui fait appel dans la distance. L'on souhaite ainsi apprendre ce qui est devenu une discipline.

    En somme ces cent lieues, ces cent lis, jouent en provoquant deux vertiges de chaque côté de l'échange, entre la France et la Chine. Côté français, dans ce vieux pays pétri d'histoire, c'est comme si en rencontrant la Chine, les psychanalystes étaient impressionnés par l'immensité de l'âge, le berceau des civilisations, l'origine de l'écriture pour ne pas dire l'écriture de l'origine. Et face à cette immensité altérante, la tentation est forte soit de ne pas considérer cette langue étrangère, d'oublier son écriture non alphabétique – beaucoup de collègues ne s'en privent pas – soit de ne voir qu'elle – d'autres collègues ne voient qu'elle. Comme si la langue, c'est-à-dire pour le moment son écriture était ici la mesure la plus manifeste de cette distance, de ces cent lieues. Côté chinois, dans ce pays qui assimile si vite la modernité en la greffant de façon originale à ses acquis locaux, les psychanalystes chinois sont saisis de passion devant un nouveau savoir qui se dérobe à leur utilisation de la dialectique (autrement que le shan shui), et dont les berceaux sont européens. Pour des raisons historiques, la seule pousse conséquente à ce jour en Chine étant lacanienne, ce savoir lacanien fait de la France le lieu-supposé-savoir. C'est une situation très particulière, très provisoire aussi, et sur laquelle en France l'on ferait bien de méditer car l'avenir ne me paraît pas linéaire de ce point de vue. Quoi qu'il en soit, il y a donc aussi cent lieues, cent lis, de la Chine à la France, mais ce savoir dont l'Hexagone serait porteur, la tentation est grande pour les Chinois d'en faire matière à système, que celui-ci soit théorique, mathémique, topologique. Et comme la France ne manque pas d'analystes tentés par l'enseignement de ce qui est devenu alors une discipline spécifique, un croisement peut se produire de part et d'autre de nos continents. Or, pour l'avoir expérimenté plus d'une fois, en France comme en Chine, je crois que ces deux fois cent lieues qui forment l'épaisseur mais aussi la stase d'un transfert, butent sur trois chardons, fort difficiles à saisir, au pays de Voltaire comme dans celui de Wang Wei : le premier, c'est la narrativité de l'histoire, laquelle n'est pas seulement faite du passé mais s'écrit au futur antérieur, temporalité créatrice très éloignée de la pensée chinoise du mouvement et du cours du temps, des choses ; la seconde, c'est l'héritage surréaliste à la base du mouvement lacanien, mais qui de n'avoir pas d'équivalent dans l'histoire chinoise, rend inconnu un certain mode discours. Et le troisième est la question du rapport entre parole, folie et vérité, rapport qui ne va de soi ni d'un côté ni de l'autre. Alexandra David-Neel, dont le voyage, comme chacun sait ne date pas d'hier, fit un jour remarquer dans un de ses livres, que nous visitons, non pas des lieux, mais le temps. Ce temps, étrangement à reconsidérer dans l'échange sur la psychanalyse, entre la France et la Chine, c'est celui du dire. J'y reviendrais plus loin.


    Passons maintenant aux cent lieux. Je partirai pour développer cette seconde partie d'une remarque d'un poète, Henri Michaux : il faut un obstacle nouveau pour un savoir nouveau. Ce savoir nouveau, il a été appréhendé de différentes façons et en différents lieux de la Chine. Je dirais pour résumer qu'il y a trois traditions analytiques qui ont abordé en Chine : le freudisme, le jungisme, le lacanisme. Sur la filiation freudienne, l'on sait que Lu Xun en fut un passeur momentané, et la thèse de François Jullien ainsi que les multiples recensements qui en ont été faits y compris dans le très complet et exigeant site Lacanchine qu'anime avec un sérieux de bénédictin Guy Flecher, sont suffisamment connus pour qu'il soit inutile d'insister. Qu'il me soit juste permis de dire que ce freudisme-là, venu à travers la langue anglaise, est un sexualisme qui manque de complexité. Il ne s'implantera guère, comme l'on sait, même si la Traumdeutung, pour des raisons qui tiennent à l'importance des rêves dans la connaissance chinoise, rencontrera un tout autre accueil. Dans les années qui suivirent la fin de la révolution culturelle, les deux auteurs occidentaux les plus lus à Pékin étaient Sartre et Freud. En ce qui concerne le Viennois, le savoir sur les rêves rencontra un vif intérêt auprès des étudiants ; il n'est que de se souvenir du personnage du premier psychanalyste, des années plus tard, dans le roman de Dai Sijie Le complexe de Di, psychanalyste itinérant dont la seule fonction ou la raison sociale est d'interpréter au tout-venant ses rêves. Un certain freudisme, portant sur une forme de savoir caché à décrypter, a donc momentanément trouvé une voie possible, à travers la langue chinoise, faut-il le souligner car ces ouvrages venaient traduits de Hongkong. Une seconde filiation analytique est venue par la branche jungienne, du fait de l'intérêt que le Suisse porta au Commentaire sur le mystère de la Fleur d'Or ainsi qu'au Yijing [2]. Cette filiation moins évidente que la précédente s'appuie essentiellement sur la dialectique de la cunjunctio oppositorum, et n'a pas été écartée de Chine, sans avoir pourtant créé à ce jour un savoir véritablement nouveau [3]. Précisons, à cet endroit que la langue de transmission est essentiellement celle des pays où le jungisme s'est le plus développé à savoir la Suisse, l'Angleterre et l'Allemagne. La France, où le jungisme n'est pas absent, doit aujourd'hui passer par le filtre des langues internationales (cf. « langue mineure », l'italien, dans le film L'étoile imaginaire). Et se replier, au propre comme au figuré, sur l'anglais.

La troisième filiation est celle à ce jour qui a réussi à s'implanter durablement puisqu’à ce jour il y a une psychanalyse en Chine et que celle-ci est momentanément française. Elle est française puisqu'elle s'appuie sur cette langue posée comme une langue de la psychanalyse : c'est suffisamment exceptionnel pour que l'on s'y attarde un peu. L'équation est simple à poser : la psychanalyse, c'est Lacan ; Lacan est Français et a écrit en français. Pour comprendre, pratique,  développer la psychanalyse, il faut lire Lacan dans sa langue et développer une psychanalyse qu'on comprend dans cette langue. Voici pourquoi le lacanisme a eu plus de chances de subsistance que les anglicisés freudisme ou jungisme, du fait de cet arrimage à la langue et du fait d'un transfert non négligeable du premier psychanalyste chinois sur l'enseignement de Lacan et sur la rigueur des psychanalystes français. Aujourd'hui, le centre de psychanalyse de Chengdu compte une trentaine d'analystes en cours de formation ou ayant terminé celle-ci déjà. Certains de ceux-ci sont venus poursuivre leur formation analytique et puis universitaire en France, dans le pays de Lacan. Les lacaniens de toutes sensibilités n'ont pas tardé à découvrir cette opportunité inattendue qui ouvrait un nouvel avenir à la psychanalyse, différemment du Chili, du Maghreb, des pays de l'Est. Ce troisième lieu s'est imposé à partir de l'accent mis par Lacan sur le langage, les formations de l'inconscient, la lettre. Paradoxalement, l'intérêt de Lacan pour la langue chinoise n'a pas été, en Chine, ce qui a suscité le point de transfert au départ. Mais bien plutôt la position structuraliste et l'affirmation de base « L'inconscient est structuré comme un langage ». La pousse de Chengdu sera la réponse.


    Cette pousse en floraison – il y a une pratique réellement analytique en Chine, qui ne s'est que fort peu appuyée sur la psychologie ou la psychiatrie, ce qui est une exception – est momentanée. Elle s'est posée et enracinée dans un terreau conceptuel structural. La Chine pourrait, de ce point de vue, se révéler néo-lacanienne, et bien des développements conceptuels à venir pourraient déconcerter. De nombreux praticiens chinois regardent avec intérêt et méfiance cette pousse chinoise et lacanienne qui ne s'intègre pas toujours facilement dans l'environnement anglicisé, américanisé, mondialisé. Il reste donc un temps à venir qui va réinsérer cet enracinement dans une patrie : la langue chinoise, la culture chinoise. Ce troisième temps est encore à venir, il a de l'avenir, il n'est pas sans risque. Il n'est pas sans aventure car rien ne dit que les psychanalystes français se reconnaissent dans une psychanalyse chinoise qui, de s'être réappropriée sa culture, développe sa théorisation et sa pratique originale. L'enjeu me paraît, faut-il s'en étonner, du coté des rapports entre langage, langue et parole. Retour cinquante-quatre ans à ce qu'un certain Jacques Lacan articula dans un premier discours de Rome resté célèbre ?

    J'ajouterai, quant à ces cent lieux, deux supplémentaires que les analystes français aiment dans l'ensemble assez peu lorsqu'ils s'invitent de quelque façon aux échanges disons scientifiques entre analystes en Chine : il s'agit du bouddhisme et du taoïsme. Ce qui se présente dans un cas comme une religion, dans l'autre comme une pensée dynamique des rapports entre ce qui ne cesse pas de ne pas être tout en le devenant momentanément, dans un concours de circonstances singulier, est-ce que cela a à voir avec le développement de la psychanalyse en Chine ? Je crois qu'il y aurait grand danger à répondre négativement, mais qu'il y a aussi grand inconfort de pensée à répondre affirmativement. Dans mon encore courte expérience de la chose, force m'a été de constater que nombre d'interrogations taoïstes n'étaient pas sans présenter d'intéressantes perspectives topologiques, et que souvent les analystes qui provenaient de cette tradition avaient une pensée plus dialectique que les affirmés laïcs. Reste que la notion d'inconscient en tant qu'il ne serait pas produit par le seul rapport d'expérience au monde mais par la condition de parlêtre, ou disons de sujet parlé-parlant, demeure dans cette perspective, complexe à mettre en lumière. Mais devant ces cent lieux de la psychanalyse en Chine où bouddhisme et taoïsme ont leur place inattendue, les psychanalystes ont mieux à faire que les cent pas.


    J'en viens au dernier terme de mon exposé, le sans lieu. C'est à mon sens la plus grande difficulté de nos échanges entre le France et la Chine. Car, contrairement à ce que je dis, beaucoup de gens pensent que la psychanalyse a un lieu, que ce lieu est sinon la Chine, du moins la langue chinoise, c'est-à-dire plus spécifiquement les caractères chinois. Du fait de l'intérêt de Lacan pour cette écriture qui devient comme une illustration non seulement des pouvoirs de la lettre, mais aussi comme une incarnation du symbolique, du monde des mots qui créée le monde des choses. S'en suit une passion franco-française pour cette écriture, créditée d'un savoir avec lesquels l'inconscient entretiendrait quelque parenté. Du côté chinois, l'écriture, qui sert de médium entre les différentes régions de la Chine puisque le mandarin n'est pas parlé en maintes parties du pays, est elle-même créditée d'un savoir immémorial, lequel pousse les analystes à privilégier l'étymologie, la recherche sur l'origine de l'origine des mots. Qu'il y ait, dans ce mouvement qui donne aux mots un autre pouvoir que celui que le contexte leur donne, une prise en considération d'une altérité parlante, pourquoi pas ? Mais que la langue devienne par elle-même le lieu d'un sens qu'elle contiendrait déjà, je crois qu'il y a là une difficulté pour le développement de la psychanalyse. Faut-il rappeler la remarque de L'étourdit : « Qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s'entend » ; l'on sait que c'est un danger qui ne menace pas seulement la Chine, et la psychanalyse française est de ce point de vue toute autant exposée à l'expansion pour les uns de la pensée, pour les autres de la jouissance, des mathèmes, des nœuds, de la topologie… Qu'on dise, donc, reste parfois oublié derrière ce qui se lit dans ce qui s'entend. Telle me paraît la grande difficulté, extrêmement sensible dans les contrôles et les supervisions. Comme si la fonction poétique du dire, l'irruption métaphorique qu'il permet, était laissé au second plan au profit d'une lecture, certes savante et parfois éclairante, mais souvent aussi opacifiante de la parole, de son inédit, de son rapport au corps, de son mouvement même qui échappe à la réduction à un contenu, à un savoir. Le plus difficile à maintenir dans la transmission de la psychanalyse est de ne pas laisser réduire la psychanalyse à un contenu, un corps de savoir, une langue fondamentale, un originaire, un savoir déposé, une psychologie, une nosographie. Je serais enchanté de savoir si Erik Porge a rencontré cette difficulté ou cette expérience dans l'accueil par les Chinois du dispositif si vivant qu'est la présentation de malades ?

    Faut-il le souligner, cette difficulté de ne pas réduire la psychanalyse à un langage organisé en système joue autant pour les transmissionnaires – il en est – que pour les Chinois chez qui la tendance est grande d'objectiver la psychanalyse en un corpus, technique ou théorique, mais qui s'assimilerait au même titre qu'un autre savoir. Je crois que là est notre plus grande difficulté, le plus grand pari. Il est en passe d'être tenu, il n'est certes pas garanti, et je crois que l'avenir ne sera pas sans occasionner quelques surprises, bonnes ou moins bonnes. L'histoire dira aussi ce que les jeunes analystes chinois formés à Paris ramèneront dans leur pays, la façon dont leur expérience sera accueillie dans un pays qui ne demande qu'à s'ouvrir à la psychologie occidentale.

    L'inconscient a-t-il un lieu abordable comme tel ? Je crois qu'il n'a que des formations, composites, chiffrées, lesquelles ne sont accessibles que si l'on interprète, c'est-à-dire si l'on rend compte de ce qui se lit dans ce qui s'entend que l'analysant disait au décours de sa séance. (pas si l'on lit seulement ce qui se lit). Il faut pour cela beaucoup de liberté avec la langue, le code, un brin de l'ignorantia docta que recommandait Lacan ainsi que ce feu dans la langue qu'a permis le surréalisme, la poésie. Le travail de supervision m'a amené beaucoup d'étonnement : de découvrir la crainte des analystes d'interpréter autrement que dans le sexuel, l'évitement du transfert, l'absence de contextualisation, l'attention flottante, la présence à l'énonciation, la peur du patient, la difficulté devant le rébus du rêve, la parole métaphorique de l'analyste, où l'équivoque n'est pas propos de devin, l'accueil non féroce, le repérage de l'histoire, la dimension de la vérité, le scandale du désir, son caractère non éducable, la non-objectivation de l'objet a et de la psychanalyse en soi. « Il ne se passe entre eux rien d'autre que ceci : ils parlent ensemble », écrivit un jour Freud [4]. Le travail de supervision m'a aussi amené à prendre la mesure de la tentation chez les analystes chinois du savoir écrit, du recours ultime à l'écriture comme lieu du sens. Que celle-ci soit un passage momentané, aucun problème, et elle n'est bien sûr pas à éviter même si la psychanalyse lui sera toujours et de quelque façon transversale, détournante. Elle entendra cette écriture, le recours à celle-ci mais autrement, sans le suivre aussitôt comme le soleil un tournesol [5]. En ce sens, faire l'expérience de la parole dans le rapport à l'inconscient que cela suppose, est autre chose que rencontrer des fondamentaux de « la sagesse chinoise », pour reprendre le titre de l'excellent livre d'Anne Cheng6. Ceux-ci sont incontournables, pour les analystes français, à condition qu'ils sachent oublier cette connaissance aussitôt qu'ils écoutent un patient ou un analysant chinois, faute de quoi ce dernier se trouvera dans la position de Lou Yeou (1125-1210) :


                        Je n'ai personne

                        à qui parler

                        et j'ai grand froid

                        à mes pensées

                   



    Alors, c'est précisément à propos de ce « parler » que je voudrais conclure ce petit propos qui concerne au fond la faisabilité de la psychanalyse en Chine. Il est une phrase qu'on prête à Lacan, que j'aime bien - je parle de la phrase - parce qu'elle montre une certaine pertinence, et une certaine impertinence. À vrai dire, c'est même pour son impertinence que la cite ce soir, parce que je crois qu'il faut la modifier un peu. Mais elle est pertinente parce que je crois que les analystes, très intéressés par le langage et la parole, sont peu concernés, pas assez concernés me semble-t-il par la langue, sans doute jugée trop littéraire. Alors ce propos apocryphe attribué à tort ou à raison à Lacan, c'est lorsqu'il a rapproché l'inconscient, je cite « du savoir qu'il y a à parler sa langue ». Qu'il y ait un savoir à parler une langue, et que ce savoir ne se sache pas, je veux bien, mais qu'est-ce qu'apporte le possessif, sur cela, je reste pour ma part assez dubitatif. Mais j'en viens à la pertinente impertinence pour notre propos de ce soir ; je vous propose de considérer que pour un psychanalyste français, il peut y avoir un savoir à parler la langue de l'autre (majuscule et minuscule), le chinois dans sa contingence, et que ce savoir, porteur de transfert, est parfois ce qui peut venir faire obstacle à la parole, de l'un, l'analysant, comme de l'autre, l'analyste.

    Que ce savoir puisse se présenter, pourquoi pas, mais peut-être a-t-il à être barré, opérationné par un pas-tout qui laisse une chance à tout le monde et qui de donner dès lors sa langue au chat, rend possible la place manquante par où la vérité, cette dimension de la parole si inédite pour un Chinois et si ringarde pour un Européen passé par les horreurs du vingtième siècle, a des chances de se mi-dire, loin de tout conformisme, d'harmonie, de sagesse, ou de non-duperie. L'espace d'une séance…

 

Cent lieues, cent lieux, sans lieu…

Philippe Porret


Retour
sommaireCh_C_0.html
TéléchargementCh_C_Porret_01_files/Porret%20Ph_Cent%20lieues.pdf






















1.1895-1905-1909

































































































易经, jīng (pinyin), i4 ching1 (Wade) également orthographié Yi King ou Yi-King) est un manuel chinois dont le titre peut se traduire par Classique des changements ou Livre des mutations. C'est aussi la divination que l'on effectue à l'aide de ce livre que l'on nomme aussi parfois Zhou Yi (, : Zhōu Yì (pinyin),: Chou1 I4(Wade) c'est-à-dire Changements de Zhou.



    Le Mystère de la Fleur d'Or est un traité alchimique chinois taoïste, que le missionnaire protestant Richard Wilhelm a fait connaître à Jung en 1928. Celui-ci dans son commentaire publié en Allemagne l'année suivante, trouve dans ce traité une métaphore de ce qu'il nommera plus tard le processus d'individuation. Jung emprunte ainsi à la sagesse extrême-orientale un matériau qu'il considérera explicitement comme le « restaurateur de la Voie occidentale ».

























































































    Lettre du 2 mars 1910



« Ça parle, même à ceux qui ne savent pas entendre, ça ne dit pas tout même à ceux qui le savent ». J. Lacan. Séminaire du 20 janvier 1971.

    « A l'issue d'un siècle de bruit et de fureur, la culture chinoise parvient à un tournant d'une histoire continue de quatre mille ans. C'est aussi pour elle le moment où jamais de dresser un état des lieux afin d'envisager clairement son avenir: est-elle encore capable de se nourrir de sa propre tradition ? » (p. 28)

    « Le langage dans la Chine ancienne ne vaut donc pas tant par sa capacité descriptive et analytique que par son instrumentalité. Si la pensée chinoise n'éprouve jamais le besoin d'expliciter ni la question, ni le sujet, ni l'objet, c'est qu'elle n'est pas préoccupée de découvrir une quelconque vérité d'ordre théorique. (...) De par la spécificité de son écriture, la pensée chinoise peut se figurer qu'elle s'inscrit dans le réel au lieu de s'y superposer. Cette proximité ou fusion avec les choses relève sans doute elle-même de la représentation, mais elle n'en détermine pas moins une forme de pensée qui, au lieu d'élaborer des objets dans la distance critique, tend au contraire à rester immerger dans le réel pour mieux en ressentir et en préserver l'harmonie ». (p. 35). Les italiques ne sont pas de l'auteur cité. Anne Cheng. Histoire de la pensée chinoise. Seuil. Paris. 1997.

Texte présenté en mars 2007 dans le cadre des soirées préparatoires de la journée de travail de l’association Psychanalyse en Chine qui a eu lieu le 29 septembre 2007 à Paris