Huo Datong, Qin Wei et Zhang Jinyan
Psychanalystes
Texte traduit par Wei Aoyu,
professeur à l’École supérieure d’interprètes et de traducteurs de Paris III
Sorbonne Nouvelle.
Quelques psychanalystes formés en France vivent les balbutiements de l’implantation de la discipline en Chine. Les limites des thérapies brèves « importées » du monde anglo-saxon, la fragilité institutionnelle des analystes, engagent à une pratique émergente, parcellaire et œcuménique Néanmoins, une attente de soutien extérieur et un effort de formation s`affirment
Après avoir suivi à Paris une formation psychanalytique auprès de Michel Guibal, l’un d’entre nous, Huo Datong, est retourné pendant l’été 1994 à Chengdu, métropole de son pays d’origine qui se situe au sud-ouest de la Chine. Ce retour avait deux objectifs. Chercher à trouver les dossiers et les archives indispensables pour préparer la rédaction d’une thèse de doctorat intitulée « Le mythe de la naissance du Fils du Ciel ou la forme sous laquelle s’est constituée l’inconscient collectif des Chinois » et étudier la possibilité de la mise en pratique en Chine de la psychanalyse.
Ayant pratiqué pendant cinq ans cette discipline, Huo avait pleine confiance en cette perspective. Or, après son retour, toutes les informations qu’il avait obtenues à l’issue de son enquête dans son pays convergeaient pour lui révéler le fait que lui, Monsieur Huo, paraissait être le seul et l’unique Chinois qui ait reçu une formation complète de la psychanalyse en France, et même en Europe et aux États-Unis, bien qu’il y ait dans le monde occidental déjà des milliers et des milliers d’étudiants chinois. Naturellement, cette révélation l’a rendu un peu sceptique sur la possibilité de l’introduction de la psychanalyse en Chine.
LES LIMITES DES « THÉRAPIES PSYCHOLOGIQUES »
Cependant, ce qui s’est passé a donné bien des surprises à Huo. Par l’intermédiaire de son ancien camarade de classe, il a fait connaissance de deux collègues qui, dans le département de la philosophie de l’université de Sichuan, pratiquaient la consultation et la thérapie psychologique.
Lors de la deuxième rencontre avec ces deux collègues, M. Qing Wei et Mme Zhang Jinyan, ces derniers ont demandé à Huo de leur faire suivre une formation complète en psychanalyse. Ils ressentaient un besoin personnel de répondre à des questions qui leurs sont propres. Il s’étaient aussi rendus compte de la simplicité et de la superficialité des théories et des thérapies psychologiques. Formées par des stages courts, à différentes écoles psychologiques américaines très à la mode en Chine à cette époque, ils ne pouvaient guère répondre aux questions qu’ils se posaient lors des entretiens cliniques. Comme ceux qui pratiquaient ces thérapies n’avaient pas pu résoudre leurs propres problèmes, ils avaient du mal à approfondir l’analyse qu’ils offraient à leurs patients.
Après avoir convenu du tarif des honoraires (20 yuans par séance) et l’emploi du temps (3 séances par semaine d’environ 20 minutes), dans un bureau prêté par le département de la philosophie, nous avons commencé un « entraînement psychanalytique ». Cela représentait, même pour Huo, une expérience toute neuve et unique. Ayant été pendant cinq ans sur le divan, pour la première fois il prenait, en Chine, dans son pays d’origine et dans l’université dont il était diplômé, la place du psychanalyste.
UN DISPOSITIF PARTICULIER
L’organisation de l’espace a été élaborée soigneusement. Comme il s’agissait d’un bureau, il était impossible d’installer un divan sur lequel se coucherait un patient. Par conséquent, celui-ci ne pouvait que s’asseoir. En France, quand on adopte la position assise, le psychanalyste et son patient se trouvent généralement séparés par une distance de 1 à 2 mètres, assis de façon oblique. Or, comme les Chinois préfèrent une interaction indirecte, par intermédiaire et que le mécanisme du contrôle visuel chez les Chinois semblent un peu plus important, Huo alignait la chaise du psychanalyste et celle du patient tout en gardant une distance de 1,5 mètre environ, de sorte que les deux personnes se trouvent face à la fenêtre. Cela donnait l’impression que tous les deux étaient dans une salle de théâtre et que le flux du discours issu de la libre association se projetait de manière symbolique sur le rideau ou sur les vitres de la fenêtre.
À travers cet intermédiaire qu’était la fenêtre, le psychanalyste entendait ou « voyait » le mouvement intérieur du patient. C’était également à travers cet intermédiaire que l’intervention et l’explication du psychanalyste par les métonymies et les métaphores étaient transmis au patient. L’absence du contact direct des regards rendait le patient plus à l’aise. Or cela présentait aussi un inconvénient qui résidait dans l’impossibilité pour le psychanalyste d’observer directement l’expressivité du visage du patient.
La première expérience qu’a connue M. Huo en écoutant M. Qing et Mme Zhang parler de leurs problèmes d’enfance, l’a satisfait d’autant qu’ils ont abordé rapidement la relation avec leur père et leur mère. Qing Wei décrivait sa relation avec sa mère alors que Zhang Jinyan, celle avec son père. Si bien que Huo pensait qu’ils étaient beaucoup plus francs que lui. Dans la tradition chinoise connue pour l’importance du sentiment filial, la relation entre les enfants avec leurs parents relève, semble-t-il, d’un ordre plus confidentiel que les questions de l’amour et du mariage. Ce qui a fini par convaincre Huo que la psychanalyse aurait un très bel avenir en Chine.
DES TRAITS COMMUNS, DES DIFFÉRENCES
Des séances de psychanalyse ont été proposées à quelques étudiants, présentés par Qing et Zhang, leurs professeurs. Parmi ces étudiants Huo a fait connaissance d’un cas de manie de la propreté et d’un cas de paranoïa. Il a aussi relevé les différences entre le type de personnalité selon que l’on est issu d’une famille nombreuse ou d’une famille à enfant unique.
En regardant de près ces différents cas, on peut constater qu’il existe des traits communs au monde occidental et au monde chinois. Par exemple, l’acte ritualisé d’une personne qui se force à se laver les mains masque l’angoisse provoquée par l’acte de masturbation. L’indifférence du corps révèle une sexualité refoulée : la mère constitue l’objet de la passion d’un garçon alors que le père, celui d’une fille, etc. Mais il ne faut pas nier qu’il y a également des différences entre l’Occident et l’Orient. Par exemple, dans la constitution de la personnalité d’un enfant en Chine, la mère joue un rôle considérable alors que l’intervention du père n’intervient que très tard. D’autre part, du fait de la tradition chinoise de la grande famille où plusieurs générations se trouvent sous le même toit, les grands-parents paternels ou maternels jouent un rôle quelquefois plus important que celui d’un père ou d’une mère dans la construction de la personnalité.
Un autre phénomène à ne pas négliger dans la psychanalyse est « l’envoûtement » d’un certain nombre de patients par la religion bouddhiste et par le Chan (le Zen en japonais) en particulier. Non seulement la confrontation et la comparaison entre le Chan bouddhique et la psychanalyse faisaient leur apparition de manière très fréquente dans le domaine clinique (à travers la libre association du patient), mais elles faisaient aussi souvent l’objet de discussions lors du séminaire de psychanalyse que nous animions.
Ces patients qui ont recu ou qui étaient en train de suivre un enseignement supérieur (parmi lesquels nombreux étaient ceux qui voulaient devenir psychanalystes) étaient tous marqués par leur forte tendance à s’examiner, ce qui avec la prise de conscience de soi-même, faisaient partie de la tradition chinoise sous la forme, aux temps anciens, de l’école du Chan bouddhique. En fait, Lacan avait déjà comparé les grands maîtres de Chan avec les psychanalystes dans son premier recueil de Séminaires, et avait trouvé qu’il existait beaucoup de points communs entre les deux.
Au bout de deux ans de pratique de la psychanalyse, Huo est retourné à Paris en 1996 pour la soutenance de sa thèse. Il a revu Michel Guibal et d’autres amis psychanalystes et leur a parlé de ses expériences en Chine. Ces derniers l’ont encouragé dans ses efforts. Après la soutenance, il est rentré à Chengdu pour enseigner la psychanalyse à l’université du Sichuan, toujours au sein du Département de philosophie.
FORMER ET APPROFONDIR
Quatre ans se sont écoulés depuis et aujourd’hui ceux qui viennent se faire psychanalyser sont progressivement plus nombreux, mais la plupart d’entre eux sont encore des professeurs et des étudiants d’université. Cette contrainte est plus ou moins relative à notre réflexion sur les conditions nécessaires pour développer davantage la psychanalyse en Chine. Ces conditions ne sont pas encore, pour le moment, toutes réunies compte tenu de l’état actuel de la politique et de l’économie. Par conséquent, notre tâche actuelle consiste à jeter une pierre de base solide pour préparer le futur développement de la psychanalyse en formant de manière rigoureuse un certain nombre de spécialistes du domaine qui en maîtrisent la théorie et la pratique, les convergences et les divergences entre les cultures chinoises et occidentales, et enfin, les spécificités de la culture chinoise.
À partir de cette réflexion, nous avons créé avec des collègues, au printemps 1999, le Centre de la psychanalyse de Chengdu (la première organisation spécialisée dans la psychanalyse en Chine) et publié une revue trimestrielle intitulée Cahier de la Psychanalyse (naturellement il s’agit aussi de la première publication chinoise spécialisée dans cette discipline). Durant l’été 2000, nous avons organisé un colloque à la mémoire du centenaire de la publication de L’Interprétation des Rêves de S. Freud. Parmi les participants de ce colloque, outre une dizaine des membres du centre, une psychanalyste argentine dont le père est d’origine chinoise ; le Dr Teresa Ana Yuan, responsable du département d’Asie de l’Association internationale de psychanalyse et des psychothérapeutes provenant d’autres villes chinoises comme Pékin, Wuhan, Taiyuan et Kunming, qui travaillent dans le sens de la thérapie psychanalytique après avoir suivi des stages courts dans cette spécialité organisés par un formateur allemand.
Après ce colloque M. Guibal est venu à Chengdu. Il a commenté deux des textes de Lacan au début de ses années de psychanalyste : « Au-delà du principe de réalité » et « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » pour nous montrer, adeptes lointains, le premier pas du développement de la psychanalyse en France. Il a donné aussi dix conférences pour expliquer les notions fondamentales de la psychanalyse. C’est sur sa proposition et avec ses efforts que se prépare aujourd’hui la fondation d’une association chino-francaise de la psychanalyse à laquelle adhéreront des psychanalystes, des patients, des psychothérapeutes, des psychiatres et des philosophes, des écrivains et des artistes qui s’intéressent à la psychanalyse et à la culture chinoise.
UNE « ECOLE CHINOISE DE LA PSYCHANALYSE »
En Chine sur le continent, il existe un nombre important de personnes qui s’intéressent à la psychanalyse. Non seulement les œuvres majeurs de S. Freud, de C.G.Jung et d’A. Adler, de E. Fromm, de R. Horney ont été traduites en chinois, mais aussi deux ou trois livres de biographie de J. Lacan sont parus récemment. Dans le domaine de la psychiatrie, il y a également des jeunes psychiatres chinois qui sont enchantés par la psychanalyse. Mais seuls les membres de notre centre considèrent la psychanalyse comme leur propre spécialité et s’y consacrent pleinement et à long terme. Aussi nous pouvons dire que nous sommes, avec nos collègues très solitaires, et que nous avons vivement besoin du soutien qui vient de l’extérieur.
Nous relevons un grand défi qui consiste à introduire une discipline qui relève typiquement de la culture occidentale dans un pays très différent culturellement. C’est dans ce sens que nous pouvons dire que les divergences et les polémiques entre l’école freudienne, lacanienne et d’autres écoles comme celle de M. Klein, nous paraissent beaucoup moins importantes et beaucoup moins irréconciliables qu’en Europe et aux États-Unis. Prenons comme exemple le cas de Monsieur Huo. Quand il était doctorant en France, il s’est fait psychanalyser par M. Guibal, mais cela ne l’a pas empêché de suivre à l’université Paris VII les cours de J. Laplanche et de ses collègues. Il a aussi assisté au séminaire de J-A. Miller et de ses collègues à l’université de Paris VIII. Après son retour en Chine, il présente dans son séminaire Freud et Lacan comme deux axes majeurs, en n’oubliant pas non plus de parler de Jung, d’Adler, de Klein et de Winnicott. De sorte que, quand on nous pose la question en nous demandant à quelle école nous appartenons, nous répondons toujours que nous sommes attachés à l’École chinoise de la psychanalyse. Nous adoptons volontairement toutes les approches qui nous paraissent efficaces dans nos analyses cliniques et dans nos études des phénomènes spécifiques de la culture chinoise. Nous acceptons également toutes les aides qui favoriseraient l’introduction et le développement de la psychanalyse en Chine.
D’un point de vue psychanalytique, l’entrée de la psychanalyse en Chine, pays d’une culture hétérogène, présente pour cette discipline, que ce soit au niveau de la théorie ou au niveau de la méthode, des défis et des opportunités de développement. Par exemple nous ne trouvons pas dans la mythologie chinoise, de mythe comparable à celui d’Œdipe. En même temps, les différences que présente l’analyse clinique que nous avons mentionné semblent avoir besoin d’une explication psychanalytique novatrice, ce qui demande impérativement l’intervention et la participation des psychanalystes occidentaux. C’est à travers une intervention et une participation systématiques, rigoureuses et à long terme des psychanalystes occidentaux que nous allons découvrir plus de convergence et de divergence entre la culture chinoise et la culture occidentale qui nous fourniront plus de matière à réfléchir pour le futur développement de la psychanalyse en Chine. Nous devons tenir compte de la demande quantitative et qualitative de nombre de psychanalystes par rapport à la population chinoise pour former selon les normes internationales une équipe plus importante de psychanalystes qualifiés. En nous référant à l’évolution de la psychanalyse en France et au rapport entre le nombre de psychanalystes et le nombre d’habitants, nous pouvons comprendre que la psychanalyse en Chine aura non seulement une longue marche à parcourir, mais qu’elle aura aussi une perspective passionnante et encourageante.