Chine

Le grand stress
L'Express du 19/07/2004


par Marc Epstein


Pour soigner les malades mentaux ou ceux, toujours plus nombreux, qui perdent pied dans une vie bouleversée par la rapidité des changements économiques, les thérapeutes manquent cruellement. Car, au pays du tao et de Mao, parler de soi est une révolution. Elle commence à peine

Ceux qui le rencontrent aujourd'hui - comme nous, à la table d'un restaurant - ne s'aperçoivent de rien: Cheng est courtier dans une compagnie d'assurances, voilà tout. Depuis l'accident, pourtant, il n'est plus tout à fait le même. A l'époque, il a 18 ans et travaille dans la ferme familiale, dans le sud-est de la Chine. Ce jour-là, il conduit un tracteur le long d'une route de campagne quand une voiture surgit au détour d'un virage. Paniqué, Cheng se jette sur le volant; son tracteur verse dans le fossé.

Dans les mois qui suivent, son comportement change: «Il était très agité, confie sa sœur. Il prétendait que l'eau du puits avait été empoisonnée. Et puis, en quelques jours, il a dépensé toutes ses économies.» Un an plus tard, le jeune homme a des visions. Il s'en souvient toujours: «Je voyais un inconnu me menacer avec un bâton, raconte Cheng. Il se cachait dans l'ombre des objets. Si une assiette était éclairée par une lampe, par exemple, il pouvait jaillir de la nappe, juste derrière.» Il montre un plat sur la table. Cheng sera hospitalisé à deux reprises. Les médecins diagnostiquent des tendances schizophrènes et prescrivent un traitement qu'il suit toujours, douze ans plus tard.

«Un monde qui a longtemps assimilé la psychiatrie à une "déviance bourgeoise"»

Pour sa mère, toutefois, la guérison du jeune homme appelle d'autres explications. Voilà quelques années, en effet, désespérée de le voir prisonnier de ses délires, puis d'une institution psychiatrique, elle a fait examiner la maison familiale par un magicien. Ce dernier a confirmé ses pires craintes: un esprit maléfique occupait les lieux et troublait l'esprit du malheureux Cheng. Sur les conseils du mage, sa maman a donc accroché un miroir à proximité de la porte d'entrée. Les glaces éloignent les mauvais génies, dit-on, car ceux-ci prennent peur en voyant leur reflet. «Ma mère reste convaincue que le miroir m'a sauvé, résume Cheng. Quant à moi, je n'oublie jamais de prendre mes médicaments!»

Schizophrénie. Dépression. Stress... Ces mots étaient inconnus de l'écrasante majorité des Chinois quand, en 1978, Deng Xiaoping a lancé ses fameuses réformes, résumées par le slogan «S'enrichir est glorieux!». Depuis, en une génération, des millions d'habitants ont découvert le capitalisme et la société de consommation, dans les grandes villes et les régions côtières en particulier. Pas étonnant que de nombreux Chinois aient le sentiment de vivre un âge d'or. Les améliorations matérielles ont un prix, néanmoins: elles bouleversent la vie quotidienne, brouillent les repères traditionnels et remettent en question des valeurs, tels la piété filiale et le respect dû aux aînés, que beaucoup croyaient éternelles.

Ainsi, la quête de nouveaux emplois disperse les familles. L'allongement de l'espérance de vie entraîne une explosion des cas de maladie d'Alzheimer. L'argent facile monte à la tête. Outre ceux qui sont atteints de pathologies graves, tels les schizophrènes ou les autistes, de plus en plus de Chinois se découvrent un peu perdus, tout simplement, avec une liste sans fin de questions inédites. Que dire à vos enfants, quand leurs valeurs sont étrangères à tout ce que vous avez appris? Comment ne pas perdre la tête, quand tout change autour de vous? Avec qui partager son anxiété ou ses doutes, quand la tradition vous interdit de vous épancher? A quoi bon parler, d'ailleurs, dans une société où la parole n'est pas perçue comme libératrice et où des mots tels que «psychisme» ou «inconscient» sont inconnus du plus grand nombre? Des millions de Chinois constatent avec stupéfaction que l'argent ne fait pas toujours le bonheur. Et que rien, hormis les comprimés de Prozac, de Valium et autres, importés d'Occident, ne les prépare à affronter cette situation.

Les nouveaux bourgeois des villes ne sont pas les seuls à être dans la détresse, loin de là. Dans les zones rurales, où vit toujours 70% de la population, les paysans restent pauvres et ne bénéficient d'aucune couverture sociale, ce qui contribue sans doute à expliquer les taux effrayants de suicide. Surtout, et c'est une tragédie, le pays demeure mal équipé pour prendre en charge ceux qui souffrent le plus parce qu'ils sont atteints des maladies les plus graves. Comment soigner les schizophrènes ou les autistes, par exemple, dans un monde qui a longtemps assimilé la psychiatrie à une «déviance bourgeoise» et les maladies mentales à des manifestations du Diable? Selon une étude réalisée par deux spécialistes américains, un tiers des 8 millions de Chinois qui souffrent de schizophrénie n'ont jamais été diagnostiqués (1). De là à les soigner...

Que la Chine ait besoin de psy, cela ne fait aucun doute. Depuis deux ans, le nombre de consultations a doublé à l'hôpital psychiatrique de Huilongguan, dans le nord de Pékin, le plus grand établissement spécialisé du pays. La Société chinoise de psychiatrie a créé un site Internet, qui enregistre environ 20 000 consultations par jour. Et, dans les librairies de Pékin et de Shanghai, les livres de vulgarisation psychologique - sur l'éducation des enfants, les relations entre les hommes et les femmes, le bien-être - sont en tête des ventes. Signe des temps, le magazine français Psychologies envisage une édition locale. La Chine a besoin de psy, donc. Mais elle ne sait pas par où commencer.

La santé mentale touche à l'intimité la plus profonde des individus, explique le Pr Xiao Zeping, directrice du Centre de santé mentale de Shanghai. Or notre environnement a beaucoup changé. Prenez mon cas. J'aurai bientôt 50 ans. Comme tous mes ancêtres depuis de nombreux siècles, j'ai grandi sous la triple influence du bouddhisme, du taoïsme et du confucianisme. C'était un système de croyances très structuré, où chaque problème avait sa solution: en cas de besoin, il suffisait de se référer à ses aînés, à un sage ou, dans les temps plus anciens, à un prêtre ou à un chaman. Mais ce réseau a disparu. Quant à la famille étendue, elle est réduite à une peau de chagrin depuis que le gouvernement, en lutte contre la surpopulation, a décidé, à la fin des années 1970, que les couples n'auraient droit qu'à un seul enfant. A présent, l'influence occidentale et la hausse du pouvoir d'achat nous rendent plus individualistes. Nous sommes plus libres, sans doute, mais nos interlocuteurs traditionnels, en cas de problème, se sont volatilisés. Aller voir un psy? Ils sont peu nombreux. Et le Chinois n'a jamais été habitué à se confier à un inconnu. Il craindrait de passer pour un fou...»

La psychiatrie souffre d'une image épouvantable. Son émergence comme une spécialité à part n'est intervenue qu'à la fin du XIXe siècle, quand des missionnaires étrangers ont ouvert les premiers asiles d'aliénés. Par la suite, les invasions et les guerres ont figé tout progrès: en 1948, à la veille de la révolution maoïste, la Chine comptait 60 psychiatres et 5 établissements spécialisés, pour une population de 500 millions d'âmes. Pendant la Révolution culturelle, de 1966 à 1976, les malades mentaux étaient jugés «politiquement déviants» et devaient subir une rééducation par le travail. Il y a deux ans, une ONG américaine a accusé Pékin de couvrir l'internement psychiatrique systématique de nombreux membres de Falun Gong, une organisation interdite. Ce que nient les autorités et la plupart des spécialistes étrangers qui travaillent régulièrement dans le pays.

C'est dans ce contexte général que Huo Datong a ouvert, en 1995, le premier cabinet de psychanalyse du pays, dans un immeuble lépreux de l'université du Sichuan, à Chengdu, dans le Sud-Ouest. «Je voulais offrir un espace d'écoute, où la parole serait libre et la confidentialité, assurée, explique-t-il, entre deux bouffées de cigare. Cela n'a jamais existé en Chine: parler de soi a toujours été mal vu, et le cadre familial est trop contraignant pour que l'on puisse s'exprimer sans tabou. Critiquer ses parents ou ses ancêtres est impensable.»

Le cabinet de Huo Datong est situé sur le campus verdoyant de la fac, à l'intérieur de son appartement de fonction. Au-dessus de la porte d'entrée du bâtiment, une inscription peinte en rouge, vestige de la Révolution culturelle, accueille le visiteur: «Cour révolutionnaire»! On ne saurait mieux dire. Au deuxième étage, les patients sont invités à s'allonger dans une pièce éclairée par une large fenêtre. Le traditionnel divan est remplacé par un fauteuil inclinable en rotin. Pendant la séance, qui dure vingt minutes environ, selon la technique lacanienne, analyste et patient sont assis côte à côte, séparés par un bureau: «Les gens me regardent, au début, indique Huo Datong. Puis ils m'oublient.»

«En Chine, critiquer ses parents ou ses ancêtres est impensable»

La psychanalyse n'est pas inconnue en Chine, où les œuvres de Freud ont été traduites avant la révolution. A partir de 1949, toutefois, le régime de Mao Zedong interdit cette discipline jugée contre-révolutionnaire. Elle réapparaît peu à peu, dans les années 1980, au gré des réformes de Deng Xiaoping. A l'époque, Huo Datong est étudiant à la fac et passionné de lecture. Il emprunte à un ami le grand classique de Sigmund Freud L'Interprétation des rêves, dans une édition de Hongkong qui circule sous le manteau: «J'ai eu vingt-quatre heures pour le lire, mon fournisseur devant le rendre à son tour. Plus tard, j'ai été enthousiasmé par l'œuvre d'Erich Fromm, un psychanalyste de Francfort qui émigra aux Etats-Unis. C'était une période où j'avais cessé de croire à la valeur universelle du marxisme. Je cherchais autre chose.» Un jour, il rencontre un ami venu de France, Dai Sijie, devenu depuis cinéaste et écrivain (2). « Nous parlions de choses et d'autres, se souvient Huo Datong, quand il m'a dit: “Il y a un psychanalyste français, un certain Jacques Lacan, qui prétend que l'inconscient est structuré comme un langage.” Cette phrase m'a beaucoup frappé. Pour moi, elle ouvrait un monde nouveau. Car l'œuvre de Freud est née en Occident, et sa pertinence reste à prouver, pour un Chinois: le mythe d'Œdipe, par exemple, est d'origine grecque; il n'y a aucun texte semblable dans notre tradition. Mais, si Lacan dit vrai, ce que je crois, alors le mythe d'Œdipe perd son caractère universel, parce que l'inconscient chinois est structuré différemment de l'inconscient occidental. L'interprétation lacanienne permet de bâtir un pont entre la psychanalyse freudienne et le monde non occidental. En Chine, il serait incongru de se référer aux écrits de Sophocle. En revanche, nous avons nos propres textes mythiques! »

Fort de ce raisonnement, Huo Datong gagne Paris en 1986 et mène des études d'anthropologie. Un psychanalyste lacanien, Michel Guibal, entend parler de ce curieux intellectuel chinois qui s'intéresse tant à l'œuvre du maître, disparu cinq ans plus tôt. Ils font connaissance. Huo Datong entame des études de psychanalyse à l'université Paris VII, ainsi qu'une analyse de cinq ans, avec Guibal, à raison de trois séances par semaine. Il soutient une thèse, « Le mythe de la naissance du Fils du Ciel », au sous-titre révélateur: « Formation de l'inconscient chinois ». « Je mène une interprétation psychanalytique de la Chine, explique- t-il dans un sourire. Et une interprétation chinoise de la psychanalyse. »

Depuis son retour à Chengdu, en 1994, il est rattaché au département de philosophie de la fac : « Ce que je fais n'est pas explicitement autorisé par le gouvernement. Mais ce n'est pas interdit non plus. Ici, loin de Pékin, nous vivons dans une sorte de zone grise. On se sent plus libre de défricher des voies nouvelles. » Avec une vingtaine d'étudiants en cours d'analyse, dont plusieurs ont appris le français afin de lire Lacan dans le texte, Huo Datong est en passe de fonder la première école chinoise de psychanalyse. Il est soutenu dans sa démarche par Michel Guibal et un groupe de praticiens français, soulagés, sans doute, à l'heure des querelles parisiennes, de découvrir cette « nouvelle frontière » à conquérir.

Quel écho rencontre l'expérience? Un étudiant devenu analyste à son tour, Qin Wei, s'interroge: « Beaucoup de mes patients abandonnent en cours de route. Je crois qu'ils aperçoivent quelque chose dans leur inconscient et que, après réflexion, cela les effraie. Ils ne veulent pas en savoir plus. Personnellement, j'ai été attiré vers la psychanalyse, car je voulais parler avec quelqu'un. C'est aussi simple que ça. » A ses côtés, une élève, Xiao Xiaoxi, évoque d'autres résistances: « Les Chinois sont plus dépendants des autres que les Occidentaux. Nous avons toujours tendance à nous chercher des maîtres auxquels nous pourrions demander conseil. L'idée que la réponse à mes questions est en moi et qu'il me suffit de prendre la parole pour y voir clair, cela m'est totalement étranger ! En Chine, traditionnellement, on donne de l'argent à celui qui parle. Pas à celui qui écoute. » Tous, pour autant, ont le sentiment que la pratique psychanalytique les rend plus forts. « Je me suis inscrite à ce cours il y a deux ans parce que je m'intéressais à Freud, résume Jiang Yu. Mais je reste parce que cela me fait du bien! En Chine, nous ne disposons d'aucun lieu d'écoute. » Et qu'importe si certains grands-parents s'interrogent sur cette discipline bizarre où il est tant question de sexe et de transgressions !

Il y a quelque chose d'émouvant dans l'initiative de Huo Datong, comme dans tous les projets pionniers. Mais il y a fort à parier que, pour de longues années encore, la psychanalyse demeurera inexistante ou presque dans le pays. Comment en serait-il autrement? Sa pratique nécessite du temps et des moyens. Surtout, elle va à l'encontre d'innombrables freins culturels. Le mot « dépression » est si peu répandu qu'il n'a pas de traduction dans le langage courant. La simple notion de psyché ne va pas de soi.


«Ici, loin de Pékin, on se sent plus libre de défricher des voies nouvelles»

Dans la tradition chinoise comme dans l'ensemble de l'Extrême-Orient, en effet, l'individu ne se pense pas comme tel: il appartient, avant tout, à un ensemble familial qui le dépasse. « Il est très rare qu'un patient se présente seul », explique le Dr Chu Wei-jie, directeur de la Sionne & Mayo Psych Clinic, l'une des nombreuses cliniques privées ouvertes depuis peu à Shanghai. « Il est accompagné, poursuit-il, de plusieurs membres de sa famille, en général, qui l'ont poussé à entreprendre cette démarche. Dans les rendez-vous ultérieurs, nous recevons le patient séparément. Mais ce n'est pas dans les habitudes, et nous devons déployer beaucoup d'efforts pour cela. »

Cette tradition confucéenne représente un défi pour les thérapeutes. Pour eux, en effet, l'état mental d'un patient est étroitement lié à son individualité. Pour l'intéressé et ses proches, en revanche, le milieu familial est déterminant. Résultat: un désordre psychique quelconque est source de honte, car il jette une ombre sur l'ensemble des parents. « La moindre déviance est vécue comme une catastrophe par l'entourage du malade, confirme le Dr Chu. C'est comme si toute la famille était atteinte du même mal. Beaucoup sont persuadés qu'un trouble psychique résulte d'un comportement immoral de l'individu, ou de l'un de ses parents, ou même d'un ancêtre. Pour cette raison, les uns et les autres attendent souvent la dernière minute pour consulter un médecin, la priorité étant de conserver le secret, à tout prix. » Même parmi les Chinois émigrés en Europe, la visite chez un psychiatre constitue un dernier recours. D'autant que les maladies mentales sont réputées contagieuses.

Et d'autres obstacles culturels sont en jeu... Si la médecine occidentale est largement pratiquée dans la Chine d'aujourd'hui, les croyances traditionnelles n'ont pas disparu, loin de là. Or « la médecine chinoise classique n'établit aucune distinction entre les désordres mentaux et ceux d'origine physique », écrit Arthur Kleinman, spécialiste du sujet (3). Traditionnellement, les névroses et même les psychoses sont attribuées à un problème interne — un dysfonctionnement rénal, par exemple. Comme à l'époque de Louis XIV, en France, le traitement des maladies mentales dans la médecine chinoise repose donc sur une approche purement physiologique : il suffit de rétablir l'équilibre entre le yin et le yang, les deux principes fondamentaux qui déterminent le fonctionnement de l'ordre universel, selon la pensée taoïste, pour que tout rentre dans l'ordre.

Une telle approche de soi ne facilite guère l'introspection. Mais ce n'est pas tout. Dans l'univers des croyances populaires, en effet, le monde des humains est entouré de dieux et de démons. Il suffit qu'un esprit malin s'empare d'un individu et le comportement de ce dernier s'en trouvera modifié. Ces idées font sourire les intellectuels des villes, mais elles sont largement répandues, à la campagne en particulier, où vit une large majorité de la population. « Tout le monde prétend être émancipé des croyances et des superstitions d'autrefois, s'exclame Angelica Cheung, patronne de l'édition chinoise du magazine féminin Elle. Mais il ne viendrait à l'idée de personne d'organiser un mariage sans s'assurer auparavant, auprès d'un astrologue chinois, que la date retenue est bien propice ! » Voilà qui explique, sans doute, le retour des chamans.

En voici un, précisément, au bout d'une longue route en terre, dans le sud-est du pays, dans une ferme entourée de rizières vert émeraude. Il soigne depuis vingt ans les « maladies de l'âme comme celles du corps ». Ce matin-là, trois personnes ont parcouru plusieurs kilomètres à pied pour venir le voir. Une femme s'approche et prend place à ses côtés devant une table: « Je vis à la maison avec mon père. Il y a plusieurs mois, il a été victime d'un accident de la route. Depuis, il souffre de maux de tête incessants et ne parvient pas à se concentrer. » Le mage écoute, puis donne son explication: « Ton père a peur de mourir car il est menacé par l'esprit d'un autre homme, mort dans un accident de la circulation. Il faut le protéger. » Il s'empare d'une pile de papiers colorés qu'il découpe, plusieurs minutes durant, sous les yeux de sa cliente. Au gré des coups de ciseau, un personnage apparaît, représentation symbolique du père tourmenté. Dans le bas du corps, outre les deux jambes, le chaman fait apparaître une étoile à cinq branches afin de protéger la victime des esprits néfastes. Puis il s'empare d'un pinceau et trace des formules incantatoires de protection, à l'encre de Chine, sur le corps découpé du personnage. Il tend deux paquets distincts à la visiteuse: « Tu brûleras ces papiers-ci devant la porte d'entrée, afin d'éloigner les mauvais esprits. Et ceux-là devant la cuisine, car un bon génie s'y est installé. Ce sera un signe de respect. » Non loin de là, un téléphone portable sonne... La cliente affiche un large sourire: « Je suis tombée malade il y a plusieurs mois et j'ai consulté plusieurs médecins. Dès que j'ai rendu visite au magicien, ma santé est revenue. » Comment en a-t-elle entendu parler? « J'ai été présentée par l'un des responsables locaux du Parti communiste ! »


«C'est comme si toute la famille était atteinte du même mal»

Les chamans et les prêtres taoïstes n'ont jamais disparu du pays, même si la plupart ont interrompu leurs activités pendant les périodes les plus dangereuses politiquement, telle la Révolution culturelle. A la campagne, l'absence de médecins qualifiés et de couverture sociale pour les paysans fait des magiciens traditionnels des interlocuteurs de choix: moins de 5% de la population rurale serait couverte par un système de protection sociale, selon les chiffres officiels, pour 85% en 1975. Quant aux « médecins aux pieds nus » de l'époque maoïste, qui parcouraient la campagne et distribuaient des soins élémentaires, ils ont pratiquement disparu. Que reste-t-il, alors? Quelques pharmacies de village, qui assurent le strict minimum.

Ainsi, à quelques kilomètres du chaman que nous avons rencontré, le seul lieu de soin est un petit dispensaire, ouvert à tous les vents. Son directeur a été vendeur, durant deux ans, dans la pharmacie du grand village voisin. C'est là toute l'étendue de sa formation médicale. Quant aux médicaments qu'il propose à la vente, ils sont tous issus de la médecine traditionnelle — les seuls que ses clients aient les moyens d'acheter. « Si vous habitez à la campagne et que votre fils souffre de troubles graves, non seulement vous gardez le silence en espérant que les voisins ne poseront pas de questions embarrassantes, mais, en plus, vous n'aurez aucun moyen de mettre la main sur un médicament efficace, résume Michael Phillips, psychiatre canadien et directeur d'un centre de prévention du suicide à Pékin. Soit vous l'enfermez chez vous, soit vous allez en ville et vous le faites interner dans un hôpital psychiatrique, si l'établissement est d'accord pour le prendre. Beaucoup se retrouvent enfermés durant des décennies. Ces dernières années, le fossé entre les villes et la campagne n'a pas été comblé sur le plan sanitaire. Au contraire, il s'est accru. » Depuis que le gouvernement chinois a rendu aux médecins la mobilité de l'emploi, la plupart ont émigré vers les grandes villes, où les chances d'enrichissement sont meilleures. Les paysans sont abandonnés.

Ce contexte explique sans doute les taux élevés de suicide dans les zones rurales, surtout chez les femmes. Dans la plupart des cas, ce n'est pas le psychisme qui est en cause, ce sont la pauvreté générale et le statut misérable réservé aux femmes.

En ville, pendant ce temps-là, la situation est meilleure, certes, mais guère brillante. L'ensemble du pays compterait environ 14 000 psychiatres, mais seuls un tiers d'entre eux seraient aptes à bien exercer leur métier. La santé mentale est un sujet tabou, et la psychiatrie pâtit d'une image épouvantable. Le corps médical partage à ce sujet les préjugés des Chinois en général: les médecins spécialisés dans cette branche gagnent de deux à trois fois moins que leurs collègues dans d'autres spécialités. « Dans les études de médecine, relève Michael Phillips, la plupart des élèves reçoivent deux semaines de formation aux maladies mentales, pour quatre mois en Occident. Il n'y a aucun service de psychiatrie dans les hôpitaux généraux, comme si ces patients-là devaient à tout prix être tenus à l'écart des autres. Le ministère de la Santé n'emploie aucun psychiatre à plein temps et il n'a pas de département spécialisé. La loi pour régir la profession a été promulguée il y a deux ans seulement, à l'issue de débats interminables. » Les hauts dignitaires du PC chinois qui ont des enfants autistes ou psychotiques n'abordent jamais le sujet.

Le recours aux « conseillers psychologues », en revanche, est à la mode parmi les jeunes de l'élite urbaine. Comme si la consultation régulière d'un psy rapprochait l'étudiant de Shanghai des intellos new-yorkais chers à Woody Allen. A l'Université normale de Chine orientale, une école prestigieuse de Shanghai, le « service de consultation psychologique » ne désemplit pas depuis son ouverture, en avril 1991: « Les besoins des étudiants sont importants, confirme Zhang Qi, l'un des ''conseillers psychologues''. Beaucoup de jeunes sont originaires de régions éloignées et leur déracinement dans une grande cité moderne, loin de leurs proches, pose des problèmes particuliers. » La pression incessante des parents sur cette génération d'enfants uniques n'arrange rien : « Dans la tradition chinoise, le père et la mère s'attribuent les succès académiques de leurs enfants. Inversement, des résultats médiocres leur font perdre la face. Pour certains jeunes, l'obligation de réussir est trop forte. Ils craquent. D'autres viennent nous voir au sujet de leurs problèmes sentimentaux. Ces jours-ci, je vois une étudiante qui voulait à tout prix entrer dans cette école afin d'y rejoindre un garçon qu'elle aimait. Elle a beaucoup travaillé et réussi le concours d'entrée. Mais elle a découvert, il y a quelques semaines, que son ami sortait avec une autre fille. Le garçon affirme qu'il aime toujours sa première compagne. Et sa nouvelle copine veut bien envisager une relation à trois. Alors, naturellement, mon interlocutrice se sent un peu perdue. » Et que lui répond-il? « Qu'elle doit essayer de comprendre pourquoi elle tient autant à lui. C'est à elle-même de choisir son avenir. » Et ses amies, qu'en disent-elles? « Elle vient me voir, parce qu'elle n'ose pas parler autour d'elle. Elle a honte. »


«Sur 14 000 psychiatres, seuls un tiers seraient aptes à bien exercer leur métier»

Dans le principal hôpital psychiatrique de Shanghai aussi, de nombreuses consultations externes sont consacrées aux peines de cœur. Pouvoir exprimer ses « blessures de l'âme » est une nouveauté, en Chine. Alors, tout est mélangé, dans les cabinets des psy comme dans les émissions de radio où les auditeurs interviennent par téléphone et se confient dans l'anonymat : coup de blues, problème sexuel, dépression, crise psychotique... Un tiers des appels téléphoniques à la nouvelle ligne antisuicide, le 11-17, proviennent de gens tristes, tout simplement, mais qui ne semblent pas suicidaires pour autant. D'autres, enfin, se tournent vers Internet, où foisonnent des sites plus ou moins fantaisistes. Sur www.xlsos.com, par exemple, la consultation d'un psychologue peut prendre plusieurs formes : face à face, par téléphone, dans une messagerie Internet, par webcam ou par courrier électronique. Parmi les spécialistes disponibles, un certain Dr Wei cite, au titre de ses travaux académiques, une interview accordée en 2001 au magazine d'une compagnie aérienne japonaise...

Restent les véritables urgences psychiatriques. Là aussi, les quelque 750 établissements spécialisés sont débordés par la demande. Mais l'achat des médicaments est à la charge des familles, ce qui les rend inaccessibles aux plus modestes. D'autant que les laboratoires occidentaux, attirés par le potentiel du marché chinois, encouragent les médecins à prescrire leurs produits les plus chers. Des petits cadeaux aux séminaires d'étude dans des hôtels de luxe, en passant par le versement de commissions occultes, tout est bon pour encourager les cliniciens chinois à prescrire les traitements les plus coûteux: « Je suis furieuse contre ces gens-là! peste le Pr Xiao Zeping, au Centre de santé mentale de Shanghai. Il y a un nouveau produit contre la schizophrénie, l'olanzapine. Le laboratoire voudrait à tout prix que nous le prescrivions aux malades. Bien sûr qu'il est plus efficace ! Mais un seul comprimé coûte 26 yuans [2,60 €] et certains patients devraient en prendre deux par jour. En Chine, compte tenu du pouvoir d'achat moyen, c'est irréaliste. »

Dans un quartier sud de la capitale chinoise, une femme remarquable, Tian Huiping, a décidé d'ignorer totalement les services psychiatriques existants. Originaire de Chongqing, dans l'ouest du pays, Tian est venue à Pékin en 1992, avec son fils autiste et une simple valise. Elle comprend rapidement que les hôpitaux chinois sont démunis devant une maladie de ce genre. Un jour, cependant, elle découvre dans le bureau d'un médecin une brochure de 30 pages imprimée à Taïwan sur les enfants autistes. Le texte évoque dans les grandes lignes une méthode américaine qui permettrait de donner aux malades une plus grande autonomie. A la lumière de ces maigres informations, Tian s'estime la mieux placée pour tenter d'aider Taotao, son fils, aujourd'hui âgé de 19 ans. Ainsi est née une école pour enfants autistes, sans équivalent dans le pays, appelée Les Etoiles et la pluie. Un havre de paix, où plusieurs milliers de parents se sont déjà rendus, en compagnie de leurs enfants, afin d'apprendre comment mieux communiquer avec leurs petits atteints d'autisme.

« Les Chinois posent le même regard sur les handicapés physiques ou mentaux qu'il y a cinq mille ans, soupire Tian Huiping. Beaucoup de ceux qui viennent dans mon école avec leurs enfants espèrent, malgré toutes mes mises en garde, une guérison miraculeuse. Ils voudraient que leurs héritiers aillent à l'école, qu'ils poursuivent une vie normale et qu'ils s'occupent d'eux pendant leurs vieux jours. C'est normal. Mais est-ce une raison pour ne pas venir en aide aux malades? Quand j'explique autour de moi que mon enfant est handicapé, les gens expriment leur compassion. Et c'est tout. » Tian Huiping n'a aucun contact avec le ministère de la Santé. Avec celui de l'Education non plus. A quoi bon? « Nous encourageons les parents à se battre auprès des autorités locales afin qu'elles ouvrent des écoles spécialisées, explique-t-elle. Et à sortir dans la rue accompagnés de leur enfant, afin que la maladie mentale et le handicap soient enfin visibles. Il faut faire du bruit, quoi! » Prendre la parole. Ça a changé, la Chine...


Post-scriptum 
Le suicide est la principale cause de mortalité chez les 13-35 ans en Chine. En général, aucun entretien avec un psy n'est prévu pour ceux qui échouent dans leur tentative.

(1) C. J. L. Murray et A. D. Lopez (1996): The Global Burden of Disease (Cambridge, Harvard University Press). 
(2) Le dernier roman de Dai Sijie, Le Complexe de Di (Gallimard), s'inspire du parcours de Huo Datong. 
(3) Doris F. Chang et Arthur Kleinman (2002): Growing Pains: Mental Health Care in a Developing China (Yale-China Health Studies Journal).

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