À propos de la parution du livre de Sun Liping à Beijing, Défendre la dernière ligne
Crise morale en Chine
dimanche 4 novembre 2007
par Ji Zhe
Recensé : Sun Liping, Shouwei dixian : zhuanxing shehui shenghuo de jichu zhixu (Défendre la dernière ligne : l’ordre de base de la vie sociale dans une société en transition). Pékin : Shehui kexue wenxian chubanshe (Maison d’édition des sciences sociales), 2007.
Dans ce recueil d’articles du sociologue chinois Sun Liping consacré aux évolutions les plus récentes de la société chinoise, chacun des chapitres traite un sujet différent : corruption, sécurité sociale, réformes économiques… Le fil conducteur de l’ouvrage est pourtant clair : redonner du sens aux réformes menées actuellement en Chine. L’auteur, professeur de sociologie à l’Université Tsinghua de Pékin, avait commencé sa carrière par des recherches sur la « modernisation chinoise ». Depuis la fin des années 1990 cependant, il s’applique davantage à décrire la crise sociale qui en a résulté, et décline le thème d’une « fracture sociale » chinoise dans de nombreux ouvrages : Fracture : la société chinoise depuis les années 90 du XXe siècle (2003), Déséquilibre : logique de fonction d’une société en fracture (2004) ou encore Mise en jeux : les conflits d’intérêt et l’harmonie d’une société en fracture (2006).
Dans Défendre la dernière ligne, Sun Liping cherche à comprendre pourquoi les réformes institutionnelles (système légal, procédures administratives) tendent à échouer en Chine. Il constate que depuis le lancement des réformes dans les années 1980, les autorités ont élaboré nombre de lois et règlements, mais que ceux-ci fonctionnent rarement comme prévu. Par exemple, les mesures chinoises contre la corruption ne sont pas moins sophistiquées que celles appliquées par les pays occidentaux ; à certains égards, elles sont même plus complexes et surtout plus sévères. Elles n’empêchent pourtant pas la corruption de s’épanouir à tous les niveaux de la vie sociale. La raison n’en résiderait pas tant dans la nature des mesures elles-mêmes que dans la faiblesse du « terrain » sur lequel elles sont appliquées : ce que l’auteur appelle l’« ordre social fondamental », autrement dit le sens moral qui gouverne les interactions et les échanges dans la vie quotidienne.
En général, explique Liping, l’« ordre fondamental » d’une société est stable et n’évolue que très lentement, indépendamment des changements au sommet du pouvoir. Dans le cas de la Chine contemporaine cependant, il serait atteint par la violence et la rapidité des transformations en cours : la « dernière ligne » de défense de la société serait tombée. Pour trois raisons au moins. Premièrement, les différents groupes sociaux – les élites, la classe moyenne émergente et les classes populaires – tendent à s’isoler les uns des autres et à éprouver une grande méfiance réciproque. Deuxièmement, les mécanismes garantissant des procédures judiciaires équitables et un minimum de justice font toujours défaut en Chine : les victimes des injustices ne trouvent toujours pas d’endroit pour réclamer réparation. Troisièmement, le pragmatisme s’applique dans tous les domaines de la vie sociale : l’efficacité étant considérée comme la valeur suprême, on a même accepté l’idée que l’équité et la justice peuvent simplement consister à favoriser l’efficacité. L’éthique et la moralité étant tombées en désuétude, les individus seraient obligés de défendre leurs intérêts par la ruse ou la violence.
Dans une société dont l’« ordre de base » est brisé, les lois et règlements deviennent des chiffons de papier. C’est pourquoi les vraies réformes ne peuvent pas se focaliser uniquement sur les institutions et les procédures, mais doivent s’efforcer de recréer et de défendre l’autonomie et le sens moral de la vie sociale. Malheureusement, Liping en reste au diagnostic et à cette proposition générale ; quant à la question de savoir comment récréer concrètement la « dernière ligne » de défense, il laisse le lecteur sur sa faim.