Le Livre des poèmes (IXe-VIe siècle av. J.-C.) s’ouvre sur la description d’un jeune homme que le désir empêche de dormir [1]. Malgré la lecture orthodoxe qui s’est imposée plus tard, les lettrés ont toujours su reconnaître la composante sexuelle de ces poèmes [2]. La littérature chinoise parle donc de sexe depuis ses origines, et en parfaite connaissance de cause. La littérature de fiction traite aussi abondamment de ce thème, en particulier sur le mode érotique ou pornographique, plus ou moins « noir ». Ces représentations, qui expriment des angoisses ou des fantasmes masculins, peuvent servir une allégorie morale, et le sexe est paradoxalement souvent dénigré ou négatif. Mais je n’évoque ces aspects qu’en guise d’entrée en matière, car j’aimerais aborder ces questions dans la littérature chinoise moderne [3], à partir de quelques exemples.
Et plutôt que de sexe, j’aimerais vous parler de sexualité, c’est-à-dire, la construction de la notion du sexe comme une réalité humaine ou naturelle indépendante, liée à l’expression et à la constitution de l’individu moderne [4]. F. Dikötter, dans son excellente étude sur la sexualité à la période républicaine, se basant sur des textes non littéraires, conclut que la sexualité dans ce sens ne s’y trouve pas formulée, seulement la notion biologique de « désir sexuel », et la volonté de réguler celui-ci pour des questions d’hygiène morale et raciale [5]. J’aimerais suggérer en fait que dans le cas de la littérature moderne des années 1920 et 1930, une voix émerge et veut se faire entendre – celle d’une sexualité prise entre les problématiques de l’individu et de la nation. Pour ce faire, je vais brièvement montrer comment la sexualité est représentée, et surtout, que sa signification est moins univoque qu’on a pu le dire. On s’est en effet parfois contenté de trouver les descriptions sexuelles « audacieuses », servant la « découverte de la subjectivité » (selon l’expression bien connue de Yu Dafu) et la critique de la morale traditionnelle, ou inversement, on a accepté trop vite la revendication « d’allégorie nationale ». Mais je n’oublie pas la traduction, thème de ce colloque, qui va me servir de problématique plus globale – en prenant « traduction » au sens de « transposition », un peu comme L. Liu parle de translingual practice [6]. Zhang Jingyuan, dans Psychoanalysis in China, a montré le rôle de la psychanalyse dans l’émergence de la sexualité comme thème littéraire moderne [7]. Mais même s’il parle « d’appropriation » ou de « catalyse » de la psychanalyse, il insiste, me semble-t-il, sur « l’occidentalité » de cette modernité [8]. C’est un point sur lequel je reviendrai à la fin de ma présentation.
La littérature moderne est loin d’être uniforme ; néanmoins, on pourrait qualifier ce qui en représente l’un des courants dominants des années 1920 et 1930, de « littérature médicale ». Le « Journal d’un fou » (1918) de Lu Xun (1881-1936), texte fondateur dans cette perspective, peut se lire comme une étude de cas pathologique (ici, de paranoïa) – la nouvelle étant par ailleurs présentée par un narrateur second comme un document à l’attention des médecins [9]. La maladie du narrateur à la première personne consiste à « déconstruire » les préceptes moraux « traditionnels », pour révéler leur double discours. De même, il interprète les gestes et paroles de son entourage comme autant « d’actes manqués », révélateurs d’un dessein tabou – le cannibalisme, qui caractériserait la civilisation chinoise. Enfin, ce texte qui ouvre, officiellement, l’histoire de la littérature moderne par l’expression à la première personne d’un individu en lutte contre la tradition et la société, revendique en même temps un message collectif de salut national [10].
Mais revenons au sexe. La sexualité est problématisée dans la littérature moderne, avec la question de l’émancipation féminine, de l’amour et du mariage libres [11]. Un autre texte fondateur, « La littérature de l’homme » (« Ren de wenxue », 1918) de Zhou Zuoren (1885-1967), préconise que cette littérature promouvant les nouvelles valeurs « humanistes » du 4 Mai traite de la question de la sexualité, reconnue comme partie intégrante de l’humain, et qui aurait été négligée ou réprimée. Mais ce traitement doit être « sérieux » -- on reste paradoxalement dans une démarche « traditionaliste », se voulant prescriptive et normative [12]. De fait, dans la littérature moderne, le traitement du sexe se démarque de celui qui en est fait dans la littérature ancienne. Dans la littérature ancienne, pour simplifier les choses, le sexe est elliptique ou au contraire complaisamment décrit. Dans la « nouvelle littérature », les « scènes » sont relativement rares, et le sexe comme organe ou partie précise du corps me semble absent. Ainsi, le corps et le sexe sont rarement érotisés, destinés au divertissement, ou positivement connotés, et ils ne sont pas davantage pornographiques. Les descriptions ne sont plus stéréotypées, et la métaphore, si elle est présente, est rarement traditionnelle. Le corps est décrit par des termes modernes, anatomiques ou « neutres », et il est subjectivisé et intériorisé : le sens et la description du corps intègrent une participation affective13. Le corps est devenu objectif et individualisé14. Il est aussi devenu « libidinal » : il incarne le sujet et ses conflits, en particulier liés aux instincts sexuels15. Le traitement littéraire de la sexualité est appréhendé selon une perspective psychologique. Quant au sexe, il est perçu comme maladif et représenté comme pathologique : parfois objet de perversité et de sadisme, il est en tout cas lié à la frustration ou l’aliénation, que le sujet subit par son désir ou par son corps soumis au désir de l’autre. Le « sexe », comme la littérature moderne, s’est médicalisé.
Revenons sur « l’aliénation », qui pourrait caractériser l’expérience du sexe dans la littérature moderne. Prenons l’exemple d’une « scène » dans Le Champ de la vie et de la mort (Sheng si chang生死场, 1934) de Xiao Hong 萧红 (1911-1942) :
Cinq minutes plus tard, la fille était de nouveau comme un poussin coincé là sous une bête fauve. L’homme était devenu fou ! Ses grandes mains serraient l’autre corps avec animosité, cherchant à le posséder et à en déchirer la chair brûlante. Ses veines étaient gonflées à n’en plus pouvoir, et c’est comme s’il s’agitait sur un cadavre blanc : les cuisses nues et rondes de la femme n’arrivaient pas à l’enserrer. Alors ce furent les bruits que font deux corps étranges et avides. [16]
五分钟过后,姑娘仍和小鸡一般,被野兽压在那里。男人着了疯了 ! 他的大手敌意一般地捉紧另一块肉体,想要吞食那快肉体,想要破坏那块热的肉。尽量地冲张了血管,仿佛他是在一条白的死尸上面跳动,女人赤白的圆形的腿子,不能盘结住他。于是一切音响从两个贪婪着的怪物身上创造出来。
Dans les lignes précédant le passage sélectionné, le récit décrit comment la femme a été menée malgré elle vers l’homme, par une force irrépressible. Dans ce passage, le désir de l’homme est décrit comme violent et potentiellement destructeur pour le corps de la femme tétanisée. Les deux protagonistes sont emportés par un instinct, qui les rend « étranges », et étrangers à eux-mêmes [17]. Dans ce roman en général, l’expérience féminine de la sexualité et de la corporalité est perçue comme une violence et une malédiction. Dans notre passage, la femme est soumise à son désir biologique et est victime de l’imagination masculine : son corps est décrit à travers le regard masculin, qui la voit comme un « cadavre blanc » [18]. La violence du sexe est ainsi représentée comme aliénante. Cet exemple montre aussi comment la représentation moderne du corps et du sexe rend non une vision stéréotypée, mais intériorisée : elle intègre le rapport intime et la signification subjective de cette expérience pour les deux protagonistes. On pourrait encore citer de nombreux exemples d’auteurs modernes qui montreraient d’autres formes de ce sens de l’aliénation, à différents niveaux. Mais faute de temps, je vais n’en mentionner qu’une autre, la frustration, à partir de deux nouvelles. Ce faisant, nous aborderons la question de la signification du sexe.
Les exemples sont tirés de Naufrage (Chenlun 沉沦, 1921) de Yu Dafu郁达夫(1896-1945), et de Une tragédie (« Huoren de bei’ai » 或人的悲哀, 1922 ?) de Lu Yin 庐隐 (1898-1934) [19]. La première nouvelle décrit à la troisième personne la frustration sexuelle d’un étudiant chinois au Japon, qui donne lieu à des « déviances » -- le récit s’achevant sur une scène dans laquelle le personnage veut se suicider par noyade, sans que le lecteur puisse savoir s’il passe à l’acte ou non. La nouvelle contient des discours à la première personne du personnage (monologues et extraits de journal intime). La seconde nouvelle se présente sous forme épistolaire : ce sont les lettres d’une jeune femme malade à son ami, en partie écrites du Japon. Elle finit, elle, par se suicider par noyade de retour en Chine : le « manuscrit » est complété par la cousine de la narratrice, dont elle joint la dernière page du journal intime – créant une surprise chez le lecteur qui n’est pas averti d’emblée.
Voici des extraits de ces deux nouvelles, sur lesquels nous reviendrons ensuite :
Extraits de Naufrage, de Yu Dafu :
Extrait 1
« Crétin, crétin, même si elles avaient eu une idée derrière la tête, en quoi est-ce que ça t’aurait concerné ? Ces regards qu’elles lançaient, c’était que pour ces trois Japonais ! Ah, hélas ! elles le savaient, elles le savaient que je suis un Chinaman, sinon pourquoi ne m’auraient-elles pas lancé un regard ? Vengeance, vengeance, je finirai par me venger d’elles. »
Ayant ainsi parlé, des larmes glacées se mirent à rouler sur ses joues brûlantes. Il était affligé à l’extrême. Ce soir là, son journal disait :
Pourquoi ai-je voulu venir au Japon, à quoi bon rechercher le savoir. Puisque je suis venu au Japon, naturellement je ne pouvais qu’être humilié par ces Japonais. Chine, ah, Chine ! Que ne te renforces-tu pas. Je ne peux pas continuer à endurer ça.
Mon pays natal n’a-t-il pas de riants paysages, ma terre natale n’a-t-elle pas des femmes belles comme les fleurs ? A quoi bon être venu dans ce pays (…) Je ne veux pas de connaissances, pas plus que les honneurs, je veux seulement un « cœur » qui puisse me consoler et me comprendre. Un cœur incandescent ! De la sympathie qui naisse de ce cœur !
Un amour qui provienne de cette sympathie !
Ce que je demande, c’est de l’amour !
Si une belle femme qui puisse comprendre ma peine, voulait que je meure, j’y consentirais.
Si une femme, belle ou laide, pouvait m’aimer du plus profond de son cœur, j’accepterais de mourir pour elle.
Ce que je demande, c’est l’amour de l’autre sexe !
Ciel, ah, Ciel, (…) si tu pouvais m’accorder une « Eve » du Jardin d’Eden, et faire que son corps et son âme reviennent entièrement en ma possession, je serais comblé. »
“呆人呆人,她们虽有意思,与你有什么相干?她们所送的秋波,不是单送给那三个日本人的么?唉!唉!她们已经知道了,已经知道我是支那人了,否则她们何以不来看我一眼呢!复仇复仇,我总要复她们的仇。”
说道这里,他那火热的颊上忽然滚了几颗冰冷的眼泪下来。他是伤心到极点了。这一天晚上,他记的日记说:
我何苦要到日本,我何苦要求学问。既然到了日本,那自然不得不被他们日本人轻侮的。中国呀中国!你怎么不富强起来。我不能再隐忍过去了。
故乡岂不有明媚的山河,故乡岂不有如花的美女?我何苦要到这东海的岛国来!(。。。)
知识我也不要,名誉我也不要,我只要一个能安慰我体谅我的“心”。一副白热的心肠!从这一副心肠里生出来的同情!
从同情而来的爱情!
我所要求的就是爱情!
若有一个美人,能理解我的苦楚,她要求死,我也肯的。
若有一个妇人,无论是美是丑,能真心真意的爱我,我也愿意为她死的。
我所要求的就是异性的爱情!
苍天呀苍天,(。。。)你若能赐我一个伊甸园内的“伊扶”,使她的肉体与心灵全归我有,我就心满意足了。”
Extrait 2
A l’origine, il était quelqu’un attachant un grand prix à l’élévation et à la pureté, mais arrivé à ces moments où lui venaient ces pensées perverses, ses capacités intellectuelles ne lui étaient plus d’aucune utilité, sa conscience morale se paralysait, et il ne pouvait plus suivre le précepte confucéen de « ne pas oser détruire » « les cheveux ou la peau de son corps », qu’il avait scrupuleusement respectés depuis son enfance. (…) toutes sortes de chimères venaient à nouveau se présenter pleines de vie devant ses yeux. Les descendantes « d’Eve » qu’il voyait habituellement, venaient toutes nues pour le tenter. Dans sa tête, le corps des madam [20] ayant passé l’âge moyen avait bien plus de qualités excitant ses désirs, que celui des vierges. (…)
他本来是一个非常爱高尚爱洁净的人了,然而一到了这邪念发生的时候,他的智力也无用了,他的良心也麻痹了,他从小服膺的“身体发肤”“不敢毁伤”的圣训,也不能顾全了。(。。。)种种幻想,又活泼泼地到他的眼前来。他平时所看见的“伊扶”的遗类,都赤裸裸的来引诱他。中年以后的madam的形体,在他的脑里,比处女更有挑发他情动的地方。
Extrait 3
« Comment ai-je pu aller dans un pareil endroit [un bordel du port], je suis devenu un homme de la plus basse espèce. Il est trop tard pour regretter, trop tard pour regretter. Et bien, il ne me reste plus qu’à mourir ici. L’amour que je cherche est certainement introuvable. (…) Pourquoi vivre, et survivre dans ce monde si misérable ! » (…) « Sous cette étoile qui vibre sans se fixer, c’est mon pays, c’est ma terre natale. J’ai passé dix-huit de mes années sous cette étoile. Ah, mon cher terroir, à partir d’aujourd’hui je ne pourrai plus te revoir. »
Il marchait, affligé sur lui-même et absorbé dans ces tristes et désolantes paroles. (…) « Ma patrie, ah, ma patrie ! Si je meurs, c’est toi qui m’as tué !
« Enrichis-toi vite, renforce-toi vite !
« Tu as encore de nombreux fils et filles qui souffrent là-bas ! »
“我怎么会上这样的地方去的,我已经变了一个最下等的人了。侮也无及,侮也无及。我就在这里死了吧。我所求的爱情,大约是求不到了。(。。。)我将何以为生,我又何必生存在这多苦的世界里呢!”(。。。)那一颗摇摇不定的明星的底下,就是我的故国,也就是我的生地。我在那一颗星的底下,也曾送过十八个秋冬。我的乡土吓,我如今再不能见你的面了。”
他一边走着,一边尽在那里自伤自悼的想这些伤心的哀话。(。。。)
“祖国呀祖国!我的死是你害我的!
“你快富起来,强起来吧!”
“你还有许多儿女在那里受苦呢!”
Extrait 4
Ces derniers temps, [mes] contradictions psychologiques se sont aggravées : d’un côté j’espère guérir rapidement, de l’autre j’espère mourir – je trouve parfois que la mort serait plus douce que tout ! (…) Je n’ai jamais pu percer l’énigme de la vie et de la mort : après tout, il n’y a qu’à s’en remettre au créateur ! (…) Qui peut connaître le secret de ma psychologie ? Au début je suis venue au Japon, parce que je pensais chercher un jardin radieux – finalement, je n’y ai vu que davantage d’étranges cas de l’étroite psychologie humaine ! A chaque fois qu’il nous arrive de parler de la Paix de l’Asie orientale, ils disent alors avec fierté et excitation que c’est leur responsabilité, c’est leur liberté à eux seuls ! Ils ne tolèrent pas que les peuples européens et américains s’en mêlent. Ils ne vont pas regarder dans un miroir leurs bizarreries, qui malheureusement pour moi, s’impriment dans mes yeux et mon esprit : comment pourrais-je ne pas m’en soucier ? Comment ma maladie ne pourrait-elle pas empirer ? Si je ne m’en vais pas tout de suite, comment est-ce que je vais m’en sortir ?
这种矛盾的心理,最近更厉害,一方面我希望病快好,一方面我又希望死,有时觉得死比什么都甜美!(。。。)死活的谜,我始终猜不透,只有凭造物主的支配吧了!(。。。)我心里的秘密, 谁能知道呢?我当初到日本去,是要想寻光明的花园,结果只多看了人类偏狭心理的怪现状!我们每逢谈到东亚和平的话,他们便要眉飞色舞的说:这是他们唯一的责任,也是他们唯一的权利!欧美人民是不容染指的。他们不用镜子,照他们魑魅的怪状,但我不幸都看在眼里,印在心头,我怎能不思虑?我的病如何不添重?我不立刻走,怎么过呢?
Extrait 5. [page du journal intime de la narratrice, ajoutée après ses lettres]
« (…) Après avoir fini mes études secondaires, je voulais aller étudier en Occident, mais pour toutes sortes de raisons, ça n’a pas pu se faire, et quand j’ai voulu rallier le parti révolutionnaire, ma famille m’en a empêché : comme j’ai profondément souffert à ce moment-là !
Mais ces épreuves n’avaient pas encore suffi à m’atteindre ! Le plus malheureux, c’est qu’à la longue, le tourbillon qui m’a fait sombrer dans les sentiments, a fait que je n’ai plus réussi à m’en sortir même si je l’avais voulu ! A ce moment, d’un côté, j’ai aussi été torturée par le savoir, qui voulait rechercher le sens de l’existence : j’ai dépensé une telle peine, mais sans trouver de réponse ! (…) Ah, alors j’ai presque sombré dans une mer de perdition ! … D’un autre côté, grâce à mon esprit volontaire qui reprenait le dessus, et qui dans les moments où j’ai voulu m’abandonner à la sexualité, était au-dessus de ma tête pour donner un coup de bâton, j’étais aussitôt rappelée à moi ! Je n’ai pas osé aller sur ce chemin, mais au bout du compte où aller ? Chaque nuit, couchée dans mon lit, je me suis épuisée à y penser et à chercher, mais sans résultat ! (…) »
“(。。。)我中学毕业以后,我要到西洋去留学, 因为种种的关系,作不到,我要投身作革命党,也被家庭阻止, 这时我深尝苦痛的滋味!
但是这些磨折,尚不足以苦我!最不幸的,是接二连三,把我陷入感情的漩涡,使我欲拔不能!这时一方,又被知识苦缠着,要探求人生的究竟,花费了不知多少心血,也求不到答案!(。。。)唉!这时的我,几乎深陷堕落之海了!…… 幸一方面好强的心,很占势力,当我要想放纵性欲的时候,他在我头上,打了一棒,我不觉又惊醒了!不敢往这里走,但是究竟往什么地方去呢?我每天夜里,睡在床上,殚精竭虑的苦事寻求,然而没有结果!
Nous allons tout d’abord voir des exemples de la transposition du discours psychanalytique, sur trois niveaux – termes, concepts et méthode. Un exemple de terme : xingyu 性欲 [21](ext. 5). Les concepts appliqués : l’Œdipe et la première attirance incestueuse [22] (ext. 2, « les dames » plus âgées) ; le surmoi et la répression [23] (ext. 5) ; les rêveries éveillées, révélant un contenu sexuel refoulé [24] (ext. 2) ; les actes irrépressibles (ext. 2, 3). Enfin, la « méthode » : ces nouvelles se veulent expression et exploration de la subjectivité individuelle. Or, de même que Freud explore la psychologie et en particulier la sexualité à partir de cas pathologiques ou déviants, l’exploration de la subjectivité dans ces nouvelles passe par l’étude de cas morbides 25. Par ailleurs, un autre aspect de la méthode, consistant à révéler les motifs inconscients derrière ce qui est affirmé par le moi, apparaît dans le journal (ext. 1) : le vrai motif de frustration s’énonce progressivement, du « cœur » compréhensif à l’amour, puis la possession complète de l’autre – qui avec la précision de yixing 异性 implique finalement le désir sexuel caché, par ailleurs trouble. Mais l’aspect important de cette « méthode », c’est l’idée de la coexistence de deux discours dans la personne, l’un qui la valorise, et l’autre qui révèle ce qui la détermine. Dans notre cas, la confrontation avec le contenu du discours volontaire et l’autre va éclairer la question de la signification de la sexualité.
L’aspect « individualiste » ou « subjectiviste » de ces récits est évident. Mais il est important aussi de voir le sens et le message collectif de la description d’individus opprimés et souffrants : l’affirmation du sujet est de fait déjà en soi une revendication et une critique contre la « société traditionnelle » [26] et le « père » symbolique [27]. Rappelons que pour Zhou Zuoren, parler de sexualité dans la littérature s’intègre dans le projet global critique du 4 Mai. Dans cette perspective « collective », nous remarquons que l’autorité familiale et morale est représentée comme contraignante (ext. 2, le précepte confucianiste culpabilise le jeune homme qui se masturbe, et ext. 5, les velléités révolutionnaires émancipatrices de la jeune fille ont été interdits), mais surtout, la question nationale face à la puissance impérialiste qu’est le Japon est mentionnée avec insistance (ext. 1, et 4, qui est une reprise fidèle du discours dominant du Japon des années 1920 [28]). L’expression et le sens de la sexualité ne se dissocieraient pas des problématiques globales de la nation face à l’impérialisme japonais et de la lutte contre la tradition, qui paralyse la jeunesse et la Chine. Denton parle ainsi pour Yu Dafu de « sens d’infériorité nationale » [29] et Shi Shu-mei, de « complexe d’infériorité nationale » et de « castration impérialiste » [30], mêlant la frustration sexuelle personnelle à la condition nationale du pays et à des enjeux raciaux ; de même, pour Jameson, la littérature chinoise moderne, comme toute littérature du « Tiers monde », est « allégorie nationale » [31]. La dimension nationale est certes incontournable ; pourtant ces positions théoriques peuvent mener à des lectures univoques, car elles tendent à placer au même niveau narrateur, personnages, auteurs et société réelle [32].
En effet, si on lit ces deux nouvelles de près, on s’aperçoit que les choses sont ambiguës – je reviens maintenant à la méthode psychanalytique. Dans les extraits 1, 3 et 4, les protagonistes tiennent et affirment à la première personne un discours valorisant : leur frustration est causée soit par l’interrogation devant l’existence moderne, soit par le racisme antichinois prêté aux Japonais, leur impérialisme, ou la situation nationale de la Chine. Pourtant cette voix valorisante est mise à distance dans les deux nouvelles, par l’intervention d’une autre voix. Dans Naufrage, le narrateur fait écho au passage affirmant le discours national à la première personne (ext. 1), par un passage à la troisième personne, qui en forme le revers (ext. 4) (appuyé par la reprise ironique « d’Eve »), ruinant ainsi les raisons que se donne le personnage (le « cœur » amoureux, et le renforcement national). Enfin plus généralement dans la nouvelle, le discours national est exclusivement attribué au personnage : même si la voix du narrateur est par endroits très proche de la voix de son personnage, allant parfois jusqu’à se confondre, le narrateur n’assume pas ce discours. Les monologues donnent plutôt l’impression d’une volonté de justification de la part du personnage [33]. Dans la nouvelle de Lu Yin, on assiste à la même confrontation des discours, avec la particularité que les deux voix à la première personne donnant un éclairage contraire proviennent du même sujet : au discours social (les lettres) qui affirme le lien entre malaise personnel et impérialisme japonais (ext. 4), vient faire contrepoint le discours intime (la page de journal), qui nomme brutalement le thème de la frustration sexuelle, sans rapport au politique (ext. 5, il s’agit plutôt du thème du conflit entre le savoir et les sentiments). Il y aurait encore à dire sur cette réécriture de la nouvelle de Yu Dafu (dans une perspective de genres), mais ce n’est pas notre propos ici.
Le thème national est indéniable, et il n’est pas sûr qu’il faille lui opposer absolument celui de l’individualisme [34], ni lire ces nouvelles comme parodiques ou ironiques. Néanmoins, il y a un dispositif voulu de mise à distance du discours national – cette distinction des niveaux d’énonciation est rarement prise en compte. Dans notre perspective, cette distance indique que la sexualité ne peut se dire que sur un mode « sérieux » : elle doit parler de collectivité et de nation – il est révélateur en effet que le « moi », mis à distance, affirme un discours collectif pour se valoriser et expliquer sa frustration sexuelle. C’est le signe que ce discours est dominant et lui aussi source de frustration. Pour reprendre la conclusion de F. Dikötter, on voit qu’en effet la sexualité n’est pas énoncée isolément et pour elle-même. Mais la différence que nous avons constatée par rapport à l’affirmation nationale est cette voix autre de la sexualité, qui émerge donc dans ce contexte du sujet moderne polyphonique. En ce sens, l’aliénation de la sexualité par le discours moral et national rejoint à un autre niveau le sentiment d’aliénation face au sexe, que nous avions vu plus haut.
Dans ce contexte, le rôle de la traduction, ou transposition, de la psychanalyse est primordial. Pourtant, ce n’est pas une « occidentalisation » : en effet, elle s’intègre aux principales problématiques de la littérature chinoise moderne (littérature médicale, double discours, métaphore de la maladie, collective et individuelle, subjectivité). Mais au-delà, je voudrais suggérer de replacer la question de l’émergence de la conscience d’une « sexualité » au sens moderne, dans une continuité avec la littérature chinoise (sans ignorer les différences historiques). Tout d’abord, le sens de l’aliénation reprend pour s’exprimer des lieux et des thèmes anciens (angoisses, vampirisme, nécrophilie). Ensuite, l’ambiguïté de la signification du sexe, entre expression consciente et lecture morale, pourrait faire écho aux lectures sociopolitiques du Livre des poèmes. On serait tenté de retrouver encore dans le traitement du sexe une tension entre allégorie (ici, nationale) et exploration psychologique, ce que J. Levi a proposé de voir dans le roman le Rêve du pavillon rouge de Cao Xueqin (1715 ?-1763) [35]. Enfin, nous avons vu que la représentation « moderne » du sexe exprime une perception intériorisée et des enjeux interpersonnels. Et peut-être pourrions-nous en voir un précédent dans un passage des Récits inconstants au fil des jours (Fusheng liuji 浮生六记, de Shen Fu沈复 (1763-après 1809) [36]:
A côté de nous, la vieille servante nous engageait à aller dormir : je la fis partir en premier et refermer la porte derrière elle. Nous étions côte à côte à rire et plaisanter, impatients comme deux intimes restés longtemps séparés. Je passai en jouant la main sur son sein : son cœur à elle aussi battait énormément. Je me penchai alors vers son oreille : « Tiens, tiens, comme il bat ton cœur ! » Yun regarda vers moi avec un petit sourire et aussitôt je sentis tout au fonds de moi l’excitation de l’amour. Je la portai contre moi, et nous nous introduisîmes sous la courtine – nous n’avons pas vu l’aube venir à l’orient.
伴妪在旁促卧,令其闭门先去。遂与比肩调笑,慌同密友重逢,戏探其怀,亦怦怦作跳,因俯其耳曰:“姊何心舂乃尔耶?” 芸回眸微笑,便觉一缕情丝摇人魂魄。拥之入帐,不知东方之既白。
Bien que la convention traditionnelle de l’ellipse érotique soit respectée, le corps et le sexe me semblent présentés à travers un regard nouveau – intériorisé et dénotant la participation affective de la narration. Ma traduction a essayé de rendre cette dimension « subjectiviste ».
L’émergence de la sexualité dans la littérature chinoise moderne est donc liée à la traduction de la psychanalyse. Mais elle s’inscrit dans un contexte et une perspective chinois, qui nourrit le sens de ses tensions (allégorie/psychologie, collectif/individu), mais aussi de sa modernité (représentation intériorisée de la sexualité)