La santé mentale en Chine


Gregorio Bermann

 

LA PSYCHOTHÉRAPIE EN CHINE [p. 127-133]


On trouve dans la philosophie chinoise de nombreux antécédents de grande valeur pour la psychothérapie, qui ont influé sur la pensée des médecins. Ces doctrines se réfèrent à la nature humaine, au développement de la personnalité, à l’exercice et à l’intensification des relations personnelles. On les enseignait dans toutes les écoles et à tous les niveaux, et elles figurent notamment dans « les quatre livres » dont le professeur Bingham Dai, qui enseigne l’hygiène mentale à la Duke University Medical School (Durham, Caroline du Nord), a donné récemment un résumé :

1. Les grands enseignements, dont le thème principal est comment connaître le fonctionnement de la pensée, pour faire en sorte que les motivations de chacun soient sincères et ses jugements objectifs et que le développement de ce tout qu’est la personnalité individuelle soit effectif dans ses rapports à sa famille et à l’État.

2. La doctrine de Mean, qui enseigne l’importance de l’équilibre dans le mode de vie individuel, équilibre qui est le contraire de l’unilatéralité.

3. Les analectes de Confucius, qui traite particulièrement de la manière de cultiver l’état physique individuel des personnes ; on appelle Jen l’état dans lequel l’anxiété ou l’agressivité irrationnelle sont réduites au minimum, et où se trouve renforcée la capacité de communication avec autrui, ainsi que la préoccupation du bonheur.

4. Les dits de Mencius, qui mettent l’accent sur l’essence de l’homme et sur la manière de cultiver les propensions biologiques et les potentialités vers le bien et la courtoisie tant dans la vie quotidienne que dans les rapports avec le gouvernement.

Outre les enseignements que l’on vient de mentionner des principes de Confucius, il y avait ceux de Lao Tseu et de son école, qui traitent, plutôt que des traditions et de la conduite, des lois de la nature et de leur action sur la pensée et les sentiments des gens, et de la manière de vivre en accord avec ces lois ; ce sont là les ancêtres du bouddhisme zen en Chine.

La psychothérapie fondée sur les principes de la pensée chinoise consiste, plutôt qu’à soigner les symptômes névrotiques, à aider la personne à devenir vraiment un être humain. Bingham Dai formula pour lui-même cette sentence qui résume bien ses positions : « En réalité, la psychothérapie n’intègre personne aux potentialités innées de l’individu, elle l’aide seulement à les développer. Si vous pouvez aider une personne à préserver ce que la nature a donné au lieu de le ruiner, et si en outre vous pouvez l’aider à appliquer ses capacités instinctives pour le jugement intérieur (insight) et pour l’action concernant les problèmes de sa vie quotidienne, alors vous êtes un psychothérapeute de premier ordre. » En plus, il développe un autre thème qui dérive de la philosophie taoïste et qui consiste à utiliser les propres ressources du patient pour lui faire comprendre et éventuellement résoudre ses problèmes.


Une psychothérapie rationnelle directive

Si la psychothérapie n'existe pas en Chine comme spécialité différenciée, elle n'en est pas moins pratiquée. À tout le moins, les Chinois en comprennent les problèmes comme étant des problèmes humains qui peuvent être traités tant par un généraliste que par un psychiatre, ou par des travailleurs médicaux, des infirmiers, des parents ou des amis, et surtout par l'éducateur politique; de toute façon, ils sont loin de méconnaître ce genre de problèmes et manifestent l'intention de fonder une psychothérapie. Ils s'opposent aux doctrines en vigueur en Occident qui, depuis Freud, ont mis l'accent sur l'exploration de l'inconscient et ont élaboré leur propre pratique. Leur refus de la psychanalyse et des écoles qui, s'en réclament est bien connu. Pendant quelque temps, ils adoptèrent les théories pavloviennes : conditionnement, déconditionnement, reconditionnement, renforcement ou affaiblissement de l'inhibition, excitation des points faibles, tout cela peut être utilisé ; en réalité, s'ils en tiennent compte, ce n'est pas là l'essentiel de leur pratique.

La psychothérapie chinoise suit sa propre voie, même si elle n’a pas encore établi un corps de doctrine cohérent. On peut déjà en percevoir les axes directeurs : une psychothérapie rationnelle directive qui s’appuie sur les ressources de la conscience, l’appel à l’effort personnel, le goût pour l’éducation et la rééducation dans le cadre de la pensée politique dominante, le matérialisme dialectique, et des conditions socio-politiques actuelles.

Le névrosé n’est pas le témoin passif de sa maladie ou de son affection, il n’est pas simplement le sujet sur lequel agit le médecin par des drogues ou d’autres méthodes de traitement psychique ou physique ; il doit lutter lui-même contre sa maladie et ses symptômes. Au début du traitement, on donne au patient une explication de sa maladie : son origine, sa nature, son cours, les traits de son caractère qui sont négatifs ou inonvenants, le traitement qu'on va lui faire suivre. Dans ces conditions, on comprend le peu de goût manifesté par les Chinois pour la suggestion et l'hypnothérapie. Une autre caractéristique de cette psychothérapie réside dans la participation du groupe à l’effort de récupération, l’intérêt pris par les autres au sujet de l’aide à apporter au malade, selon le principe chinois qui veut que « le fort doit aider le faible ». Dans les usines, au bureau, à la campagne, dans les communes, bref partout, la participation des dirigeants à l’effort en vue du bien-être du malade est tout à fait remarquable ; au lieu de l’isoler, de se moquer de ses symptômes étranges, de le laisser de côté ou de le reléguer dans son coin, ils en prennent soin et lui redonnent du courage pour l’aider à se rétablir. La doctrine politique n’est pas seulement une théorie du gouvernement, mais aussi l’exercice de la solidarité humaine et sociale.


Pour faire comprendre comment ils pratiquent l’exercice de la psychothérapie, nous allons rapporter les processus suivis chez deux groupes de malades ; le premier est un groupe de neurasthéniques, et d’autres types de névrosés, le second, un groupe de psychotiques chroniques. Mais avec ces deux chapitres, on ne connaît pas tout sur la psychothérapie chinoise actuelle. En effet, la révolution culturelle commence à lui donner une autre dimension qui sans dédaigner ces expériences, prend en compte des aspects substantiels du comportement humain, généralement méconnus, voire insoupçonnés.

La méthode de traitement de la neurasthénie est décrite dans le volume 2 des travaux publiés pour le dixième anniversaire de la révolution (1959), dont on peut prendre connaissance dans une version anglaise ronéotypée. C’est un traitement rapide, à la fois physique et psychique, qui dure environ un mois. Comme médicaments, on se sert du mélange bromure plus caféine, préconisé par Pavlov (que l’on peut remplacer par un neuroleptique, notamment l’ampliactyl), d’insuline à petites doses, de novocaïne, et l’on a recours à l’électrothérapie (de moins en moins), aux exercices physiques, à l’hydrothérapie.


Le traitement psychique est une combinaison de psychothérapie individuelle et de groupe, de base non psychanalytique. Il comprend trois principes ou éléments de base :

    A) On aide le patient à avoir une compréhension correcte de sa maladie, on en appelle à sa responsabilité, on le fait prendre confiance dans les perspectives de rétablissement. On s’efforce de le maintenir attentif et actif, afin de chasser ses craintes et ses préoccupations, on accentue sa confiance dans les possibilités de guérison. Les auteurs considèrent que le sens des responsabilités envers son pays et envers le socialisme est une source illimitée de pouvoir dynamisant.

    B) On donne au patient des connaissances sur sa maladie. Il existe une constante qui a valeur objective en ce qui concerne l’origine, le développement, l’aggravation et la récupération. Lorsque le patient a compris cette constante, il peut adopter plus commodément une attitude active. Au lieu de subir passivement sa maladie, il peut hâter sa guérison.

    C) On essaye de l’inciter à développer sa propre activité subjective ; c’est ce que les auteurs appellent sa subjectivité active et la création de lutte contre la maladie. On tâche de faire en sorte que le patient combine la constante objective de la maladie et les conditions spécifiques de son milieu et de sa propre personnalité pour obtenir une méthode qui permette de se battre contre la maladie et ses symptômes. Cette étape représente un travail de longue haleine ; elle implique un équilibre raisonnable de travail et d’étude, correctement planifiés et mis au point, et une organisation de la vie rationnelle comprenant : détente, activités culturelles, exercices physiques. Le patient doit essayer de corriger ses traits de caractère inconvenants.

Les auteurs rapportent les résultats obtenus dans un service après un traitement combiné d’une durée de trois à cinq semaines. Sur un total de 1.042 patients, il y eut 80 % d’améliorations, et une surveillance de trois mois montra que l’amélioration se maintenait dans 78 % des cas. Ces résultats seraient dus à la prise de conscience et à la volonté de chaque malade d’agir et de lutter contre la maladie, c’est-à-dire à la psychothérapie. L’essentiel tient dans les explications et les éclaircissements détaillés donnés au malade

    Un récent examen portant sur 1.160 patients développe un plan de thérapie en trois étapes :

    1. Durant les 3 à 5 premiers jours, on établit une atmosphère de compréhension mutuelle entre le patient, le médecin et l’entourage.

    2. On établit un traitement pour réduire les symptômes primaires et secondaires.

    3. Consolidation du traitement, conjointement avec des exercices physiques et mentaux qui ont pour but de préparer le patient à reprendre le travail après sa sortie. Il y eut 15,25 % de guérisons complètes, 61,88 % de guérisons presque complètes et 19,2 % d’améliorations.

    Nous avons pu voir que, dans le cas où le patient est interné, les médecins et le personnel médical s’efforcent d’établir un bon contact avec le patient, ce qui est une étape nécessaire pour un traitement soigneux et adapté à l’individu. D’autre part sont organisées des activités culturelles et physiques collectives (chœurs, danses, fêtes, exercices rythmiques, excursions) qui enrichissent la vie des malades. Pour les arracher à leur isolement et aux symptômes et angoisses qui sont enracinés en eux, on les intéresse aux faits de la vie quotidienne et aux événements politiques ; à cet effet, on organise des réunions et des meetings où sont débattus les problèmes. Plutôt qu’une psychothérapie de groupe, il me semble qu’il s’agit d’une thérapie politique collective en groupe. Naturellement, la thérapie par le travail ne fait pas défaut, même s’il ne semble pas que les psychiatres chinois l’aient déjà systématisée.

Peut-être, pour un esprit occidental, n’est-il pas facile d’accepter une telle insistance mise sur l’éducation, la rééducation et la réadaptation des névrosés ; pour le comprendre, il faut tenir compte des particularités de la révolution et de l’histoire de la pensée chinoise, réaliste et tournée vers la pratique, qui évite ainsi les dissertations et les spéculations coupées de toute base concrète. Ce système diffère des méthodes d’éducation et de rééducation comme celles qu’a exposées, par exemple, Pierre Janet. Dans un domaine voisin, Claude Roy signale que la méthode de récupération des délinquants, mineurs abandonnés, anciennes prostituées, espions, faussaires est fondamentalement la même. À la place des châtiments et discours moralisants, on essaye de leur donner une conscience morale et sociale, dont le point de départ est souvent une confession publique. La transformation intérieure est conçue comme une entreprise collective, au cours de laquelle tous s’aident et s’encouragent, car pour chercher la vérité et conquérir la liberté, l’individu seul est trop faible, et les efforts de collectivités plus ou moins organisées sont nécessaires. La revue des dominicains français La Vie intellectuelle rappelle cette vérité très ancienne de l’Église :

Le catholique doit être le dernier à prendre ombrage ou à s’indigner de cette organisation collective, car lui-même ne professe et ne vit sa foi que dans l’Église [… ]. Si l’être humain se caractérise par ce qu’il fait dans le présent pour son prochain et non par ce qui le sépare de tous, si l’homme au lieu d’être un loup pour l’homme est son semblable et son frère, alors oui la Chine populaire a raison de compter sur la possibilité de voir les hommes se perfectionner et s’aider mutuellement.

L’auteur ajoute que ce qui définit la Chine par rapport à l’Occident, c’est que la notion de discrétion et de vie privée est différente de la nôtre ; que l’attitude des membres d’une communauté en face d’une autre communauté n’est pas la jalousie ni l’hostilité, mais une sorte de bienveillance objective et tolérante ; l’homme n’y est pas un objet de défiance, mais un motif d’intérêt. Ce sentiment très général d’être l’objet du regard de tout le monde est lié depuis des siècles au sentiment non moins général de la responsabilité envers tout le monde. La solidarité de l’homme avec la société s’étend à la nature tout entière.

La critique et l’autocritique ne sont rien d’autre, en Chine, que la mise en pratique d’une certitude antique : l’humanité est une, les, couleurs des âmes et les sons des esprits s’harmonisent ; il existe une mystérieuse et évidente correspondance entre les hommes, l’univers et la société.

Cette certitude, commente Roy, a été exprimée par les Pères de l’Église quand ils inventèrent le dogme de la communion des saints ; par Marx quand il disait que dans le communisme « la fraternité humaine n’est pas une phrase, mais une vérité », et par d’autres penseurs, philosophes et réformateurs. La transformation à laquelle on parvient a été exprimée avec éloquence par ce membre d’une bande organisée de malfaiteurs, spécialisée dans le vol, le trafic et l’assassinat : « Avant, dit-il, dans ma bande, il s’agissait, de savoir qui en ferait le plus contre les gens. Ici, aujourd’hui, le problème est de savoir qui en fera le plus pour le peuple. »

 

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Extrait du livre de Gregorio Bermann, La santé mentale en Chine, publié en 1973 chez Maspero (édition originale en 1970, en espagnol) dans une série qui rassemble les livres de R.Gentis, R.D.Laing, A. Esterson, F.Guattari, R.Castel…

        Ce livre parait en France, en pleine effervescence maoïste de certains milieux intellectuels.