La santé mentale en Chine


Gregorio Bermann

 

HISTOIRE DE LA PSYCHIATRIE CHINOISE [p. 73-83]


Une histoire de la Psychiatrie chinoise peut se diviser en trois périodes : a) jusqu’à la fin du siècle dernier ; b) l’étape de l’influence étrangère, depuis l’installation du premier hôpital psychiatrique ; c) depuis la Libération.


A) Jusqu’à la fin du siècle dernier

Le premier témoignage écrit que l’on ait au sujet de maladies mentales date du XIVe siècle avant J.-C. Dans des oracles de cette époque, écrits sur des os, on peut lire que c’est au vent qui balayait régulièrement les vallées du fleuve Jaune - berceau de la vie chinoise - que l’on attribuait la cause, des maux de tête. Depuis ce moment-là, on a conservé de nombreux textes comportant des références à des maladies nerveuses et mentales, et à leur traitement. L’importance qu’on leur attribuait est mise en évidence par le, fait que, lorsque fut créé le Collège impérial de médecine en 1060 après J.-C., trente étudiants sur les cent vingt qui y étaient inscrits devaient se consacrer à du vent », dans le cadre d’un département spécial, différent de celui des maladies internes. À une époque antérieure, Chao luan-fang, en l’an 610, dans son Traité général sur les causes et les symptômes des maladies, ne décrit pas moins de cinquante-neuf maladies nerveuses et mentales, depuis l’hystérie et l’apoplexie jusqu’aux troubles de la parole et à la paralysie faciale. En 1608, durant la dynastie des Ming, Wang Ken-tang répartit les maladies psychiatriques en trois genres d’aliénation, où l’on peut reconnaître la schizophrénie, la manie et les attaques -

a) L’aliéné est parfois violent, parfois dans un état de stupeur ; chantant et riant ou triste et pleurant. Il n’y a aucune amélioration, même après des mois et des années. Le nom courant de ce trouble est vent dans l’esprit. Se trouvent avoir des prédispositions pour cette maladie ceux dont les ambitions sont empêchées. b) Le patient est bavard ; il délire ; il est entêté et violent. Il abuse de tout le monde sans discrimination - amis, parents et étrangers. Il peut grimper à n’importe quelle hauteur, chanter de la manière la plus forte, se dévêtir et s’enfuir en sautant par-dessus le mur, monter au plafond comme aucune personne normale ne serait capable de le faire. Il raconte des histoires inventées de toutes pièces. c) La personne sujette à des attaques est prise de vertiges et ne reconnaît personne. Elle tombe au sol, victime de convulsions, et souffre d’attaques sur lesquelles elle ne peut exercer aucun contrôle.

Les traitements variaient selon les différentes écoles de médecine, en fonction des théories médicales et des coutumes de l’endroit ; ils étaient fondés sur l’usage de nombreuses herbes, de drogues d’origine animale et minérale et, certainement, de l’acupuncture et des cautérisations superficielles. Les superstitions, croyances animistes, certitudes au sujet de possessions démoniaques ou de châtiments divins étaient largement répandues, de même que les pratiques magiques ou de rebouteux, les incantations et exorcismes. Dans l’histoire de la médecine chinoise antique, on trouve un étonnant mélange d’empirisme et de charlatanisme, pas encore clairement différencié mais dont aujourd’hui on essaye d’extraire ce qui paraît avoir une réelle valeur. Souvent d’ailleurs, ceux qui la pratiquaient n’étaient pas tenus en grande estime ; dans les annales Tang, on peut lire : « Mathématiciens, arpenteurs, devins, physionomistes, médecins et mages étaient des charlatans. Les sages ne les considéraient pas comme des gens instruits. »

Les fous soignés par des médecins traditionnels étaient laissés au soin de leur famille ; ils erraient d’un endroit à l’autre, mais quand ils devenaient dangereux et encombrants, on les enfermait dans des cellules et on leur mettait des chaînes Pour les tenir.



B) L'étape de l'influence étrangère

La Première tentative faite en faveur de l’établissement d’une institution Psychiatrique date de la fin du siècle dernier. Bien que, depuis 1874, le Dr John Kerr estimât une création de ce genre opportune, il ne put parvenir à ses fins qu’en 1897 à Canton, grâce à une dotation de trente lits. Puis l'institution se développa rapidement jusqu'à offrir cinq cents places, lorsqu'elle fut fermée sous la pression des circonstances en 1937, le travail ne pouvant plus s'y faire à l'abri des troubles. En trente ans, jusqu’en 1927, 6 599 malades y furent accueillis, dont 27 % furent guéris. Jusqu’en 1904, elle recevait les patients envoyés par leur famille ; mais dès lors, on accepta aussi ceux qui étaient envoyés par les autorités. On dit qu’avant la création de cet hôpital à Canton il avait existé en Chine deux petits centres : le Chinese Insane Asylum, de Faitham, depuis 1885, et un autre à Hong-kong ; mais l’un et l’autre ne tardèrent pas à disparaître.

C’est en 1905 que l’on trouve la première mention faite d’un cours de psychiatrie, à Hong-kong, au Collège de médecine. À Canton, le Dr A. H. Woods donna des cours réguliers de neurologie et de psychiatrie dès 1910 ; puis, en 1919, il passa au Peking Union Medical College où il exerça comme professeur associé dans ces spécialités. À Pékin, il existait déjà un petit asile Psychiatrique qui était une annexe de l’hôpital municipal ; en 1933, le département de l’Assistance sociale, en liaison avec le Peking Union Medical College le réorganisa pour le transformer en Peking City Psychopatic Hospital doté d’une capacité de deux cents lits. Le groupe de Pékin réalisa des travaux scientifiques dont il publia en 1939 les résultats dans les Social and Psychological Studies in Neuropsychiatry in China.

Sur la situation de la Psychiatrie en Chine en 1927, on peut consulter le témoignage de grande valeur rapporté par Lincoln McCartney' et dont Lauzier a donné un résumé dans l’Hygiène mentale.

Mais le travail le plus important a cette, époque là, c’est à Shanghaï qu’il fut effectué. Cette ville, la plus peuplée du pays, qui avait trois millions d’habitants en 1931, vit sa population augmenter surtout par l’afflux de réfugiés venant d’autres pays ou des différentes provinces, au point d’atteindre presque les cinq millions en 1937. En 1931, le Dr R. S. Lyman, diplômé de la John Hopkins University School of Medicine, aux États-Unis, commença ses cours de neurologie et de psychiatrie ; l’année suivante, son successeur fut le Dr Daffie. L’apport le plus important, tant dans le domaine de l’assistance que de la prévention, fut celui du Dr Fanny G. Halperri, qui avait eu charge d’enseignement à la faculté de Vienne. C’est en 1934 qu’elle commença à enseigner la neurologie et la psychiatrie ; puis elle organisa une section de neurologie dans le premier hôpital de la Red Cross Siociety of China et inaugura un cycle de formation pour infirmiers psychiatriques. Conjointement, le National Medical College, la Medical School of Saint-John’s University et le Womans Christian Medical College de Shanghaï collaborèrent à cet enseignement. En juin 1935 fut inauguré le Shanghaï Mercy Hospital for Nervous Diseases, dont la capacité était de six cents lits répartis entre onze pavillons, et qui se transforma en centre d’enseignement de la spécialité. La Foreign Mission Sisters of Saint Dominic of Mary Knoll et les Brothers of Charity, de Trier, en Allemagne, constituèrent le staff des infirmiers. Le Dr Halpern organisa des groupes d’étude, donna de nombreuses conférences dans différents cercles et à des groupes de bienfaisance, fit pression sur l’opinion publique pour promouvoir des méthodes de traitement scientifiques et lança une campagne pour la prophylaxie. Elle constitua un comité chargé de la responsabilité des problèmes inhérents à ces activités et, en particulier, de l’étude d’une législation concernant les aliénés, mais la guerre sino-japonaise qui éclata en 1937 empêcha la réalisation de son ambitieux projet. Dans une allocution prononcée en mai 1938, le Dr Wang fit le bilan de ce qui avait été obtenu jusque-là :

En tant que médecin chinois, je désire dresser devant vous le bilan, brossé à grands traits, de nos réalisations présentes : 1. jusqu’il y a cinq ans, il n’y avait dans tout l’est et le centre de la Chine aucune école pour médecins ou infirmiers où l’on pouvait suivre un cours régulier pour le traitement des maladies nerveuses et mentales ; 2. Les institutions pour aliénés étaient encore de type asilaire ; 3. Rien n’avait été fait pour la prophylaxie des maladies mentales ; 4. Il n’y avait non plus aucune disposition légale concernant les aliénés […]. Aujourd’hui, nous avons : 1. Des cours de neurologie et de psychiatrie […] dans les facultés de médecine de Changhaï. 2. Quelques médecins chinois envisagent sérieusement de se spécialiser dans l’étude de ces maladies. 3. On a construit un hôpital psychiatrique moderne (Mercy) […]. 4. Il y a cinq ans, à l’arrivée du Dr Halpern en Chine, il n’y avait aucun personnel qualifié pour l’aider dans son travail clinique, tandis qu’aujourd’hui nous avons un groupe de médecins et d’infirmiers chinois bien entraînés et ayant obtenu leurs diplômes d’année en année […]. 5. Nous avons introduit les méthodes les plus modernes de thérapie scientifique, au même niveau que dans les pays avancés. 6. Les campagnes d’éducation de ces quatre dernières années ont appris aux Chinois qu’il est nécessaire d’envoyer les aliénés dans les institutions psychiatriques, alors qu’auparavant on les gardait dans leurs foyers, enchaînés, au milieu des femmes qui s’en occupaient et des petits enfants ; ou bien on les envoyait chez les moines bouddhistes, pour vivre dans leurs temples, ou dans quelque autre endroit, dans l’une quelconque de leurs cent une sectes. 7. Un autre progrès consiste en ce que, aujourd’hui, les médecins chinois préconisent fréquemment de consulter un psychiatre […]. 8. On a créé une clinique pour enfants caractériels dans notre division de l’hôpital de la Croix-Rouge, dont s’occupent des psychiatres de la faculté de médecine.

Westbrook signale en 1933 que

le Dr Halpern a aussi installé des pavillons neurologiques et psychiatriques à l’hôpital de la World Red Swastika Society, une organisation de charité bouddhiste qui, en 1939, cessa d’être un hôpital général pour devenir l’Institut thérapeutique pour maladies nerveuses et mentales. Les pavillons, supervisés par le Dr Li Bang-çhen, devinrent l’hôpital d’enseignement de la Saint Johns University Medical School, avec le Dr Halpern comme psychiatre chef, jusqu’à ce que ces pavillons psychiatriques soient transférés au Saint Luke’s Hospital n° 1, en juin 1940. Ces deux hôpitaux collaborèrent aussi étroitement avec l’Association pour l’hygiène mentale ; l’Institut prêtait ses locaux à la clinique, jusqu’à son transfert au Saint Lukes Hospital. La même année, Mlle Tang Ching-chung installa dans l’institut une école d’infirmières, en faisant porter l’effort principal sur la formation d’infirmiers psychiatriques.

En juin 1944, durant l’occupation japonaise, ses activités cessèrent. À la fin de la guerre, en 1945, quelques tentatives furent faites pour reprendre les activités antérieures, mais en raison de la perte d’une grande quantité de personnel qualifié il fut difficile de recommencer cette tâche.

Dans d’autres régions de Chine, des activités similaires furent aussi mises en route. À la Central University de Nankin, le Dr Chen Yui-ling donna un premier cours de psychiatrie, mais dut, peu après, cesser son enseignement en raison de la prise de la ville par les Japonais. Replié à Tchengtou, le Dr Chen continua son enseignement à la West China Union University, où il ouvrit un hôpital psychiatrique et une clinique pour enfants caractériels.

Des activités spécifiques furent entreprises en hygiène mentale à Shanghaï, en juin 1938, en tant qu’expansion du Committee on Mental Welfare of the Club Institute. En février 1940, on ouvrit la première clinique d’hygiène mentale dans la Saint Johns University Medical School, sous la direction du Dr Halpern et, pour la section de psychologie et des tests mentaux, de Charles Hart Westbrook. Ce dernier présida la Mental Hygiene Association de Shanghaï, réorganisée en mai 1940 et qui fonctionnait encore fin 1953. À Tchongking, on fonda en 1948 une annexe de la Mental Hygiene Association.

La description des capacités d’assistance psychiatrique donne très peu de renseignements sur l’état de la santé mentale ; à peine y trouve-t-on une indication sur les conditions dans lesquelles elle se trouvait à l’origine. Les statistiques sur le nombre des aliénés ne reposent sur aucune base sérieuse. Une croyance courante voulait qu’il y ait moins d’aliénés en Chine que dans d’autres pays en raison de la vie stable (?!) et tranquille qu’on y menait et de l’insouciance affichée en ce qui concerne les problèmes quotidiens ; tout cela en opposition avec les conflits et les tensions violentes et sans cesse croissantes de l’Occident. En fait, il n’en était rien. Dans un rapport du Kerr Menwrial Hospital de Canton, en 1912, on lit :

Nous sommes dans l’obligation de conclure que l’aliénation est aussi répandue, sinon davantage, qu’en Occident. » En 1930, les docteurs I. S. Wang et M. P. Yung disent : « Selon nous, la folie est aussi répandue en Chine qu’en Europe ou aux États-Unis. » En 1926, le Dr L. J. Harvey estimait la proportion des aliénés à un pour mille habitants, ce qui représentait environ 400 000 malades mentaux. Mais, dans un éditorial du même numéro du Chinese Medical journal, on estimait cette proportion à un pour quatre cents habitants, ce qui donnerait un chiffre de l’ordre d’un million à un million deux cent cinquante mille malades mentaux, pour une population estimée entre 400 et 500 millions d’habitants. Le Dr J. L. McCartney, qui naquit en Chine et y pratiqua la psychiatrie, calculait en 1927, après d’importantes recherches faites à l’aide de questionnaires, qu’il y avait 3.120.000 cas de maladies nerveuses et mentales, sur lesquels 1.140.000 nécessitaient un internement, et que le cas d’un infirmier sur 126 relevait de la neuropsychiatrie. Cet auteur pensait que la société concurrentielle vers laquelle la Chine était en train de se tourner ne laissait rien présager de bon pour sa stabilité future et sa santé mentale. Nous pouvons bien renforcer la démocratie, disait-il, en fait elle alimente les conflits émotionnels et l’angoisse. Regrettant l’époque de la féodalité, il dit :

Sous la protection paternelle des empereurs, la Chine se construisit à travers les siècles une philosophie de l’autosuffisance qui la conduisit à un haut degré de stabilité mentale ; mais depuis l’intervention des puissances étrangères, ce ne furent que malheurs et mécontentements […]. Ainsi, de même que les États-Unis s’acheminent peu à peu vers l’aliénation sur un tempo accéléré, de même, nous aussi, nous sommes en train d’aiguillonner les Chinois pour les amener à leur point de rupture.

Et il doute que l’hygiène mentale puisse arrêter ce « cancer » insidieux dans les cent ans à venir, en prenant comme exemple ce qui est arrivé aux Japonais lorsque fut ébranlé le ciment de leurs traditions.

Il y eut aussi d’autres hôpitaux psychiatriques dans différentes régions de Chine : en Mandchourie, dans les villes de Moukden et Kharbine, qui étaient sous domination russe, mais qui, dès 1933, tombèrent aux mains des Japonais ; l’Elizabeth Blake Hospital de Soochow, fondé en 1897 ; à Nankin, Changsha et Hankow donnèrent des leçons de psychiatrie. L’enseignement se donnait généralement en anglais. À Pékin, en 1937, outre l’enseignement classique, le Dr Bingham Dai aidé de six travailleurs sociaux réunissait des renseignements sur les conditions de l’environnement et de la culture ; cinq psychologues s’occupèrent de dresser une histoire des réactions psychiques, sur la base des théories d’Adolf Meyer ; quelques cas sélectionnés furent étudiés de très près dans l’espoir qu’ils pourraient fournir des indications sur les réactions individuelles aux méthodes psychanalytiques, sur le symbolisme parmi les Chinois, etc.

En ce qui concerne la nature des maladies mentales, une statistique de 1927 donne les proportions suivantes :


        Psychose maniaco-dépressive        27,7 %

        Maladies cérébrales organiques    22,4 %

        Schizophrénie                    11,1 %

        Paranoïa                        7,5 %

        Déficience mentale                3,4 %

        Psychoses provoquées par l’opium    2,2 %

        Psychoses infectieuses             1,9 %

        Anorexie mentale                0,4 %


Au Psychopathic Department de l’Elizabeth Blake Hospital de Soochow, sur 122 cas étudiés par les docteurs Wang et Yung, voici quels furent les diagnostics formulés : démence précoce, 56 ; psychose maniaco-dépressive, 25 ; syphilis cérébrospinale, 25 ; épilepsie, 4 ; psychopathie, 4 ; hystérie, 4 ; artériosclérose, 2 ; neurasthénie, 2. Des études de McCartney sur le sexe des malades, il résulte que 48,9 % étaient du sexe masculin et 51,1 % du sexe féminin ; mais, sur l’ensemble de ces cas, ceux qui recevaient leur bulletin de sortie étaient pour 65,4 % des hommes et 34,6 % des femmes. Le même auteur se montre surpris du fait que 23 % des malades étaient des personnes n’ayant pas encore 20 ans. Des malades examinés par Wang et Yung, plus de la moitié n’avaient pas 30 ans.

En 1947, le professeur Karl M. Bowman fut envoyé en Chine par l’Organisation mondiale de la santé des Nations Unies pour participer à la fondation de l’Institut neuropsychiatrique national. Il se rendit à Nankin, qui, au mois d’août de cette année-là, était la capitale de la Chine nationaliste, et y séjourna durant trois mois pour recueillir des informations. Le 20 mai 1948, il présenta les résultats de ses observations au congrès annuel de l’American Psychiatric Association. Il affirma que la Chine ne possédait même pas six mille lits dans les services réservés aux malades mentaux, pour une population de 450 millions d’habitants ; qu’il y avait moins de cinquante psychiatres ; que, sur les cinquante écoles médicales existantes, seules quelques-unes d’entre elles dispensaient un enseignement périodique en psychiatrie ; qu’il n’y avait pas moyen de recruter des professeurs, car il n’y avait pas d’argent pour les payer. Bowman avait l’impression que les maladies mentales étaient essentiellement les mêmes qu’aux États-Unis. Il ne trouve aucune raison qui lui permettrait d’affirmer que les Chinois sont fondamentalement différents des hommes de n’importe quelle autre race. Les problèmes inhérents aux maladies mentales et aux conflits émotionnels étaient les mêmes que dans les autres parties du monde. L’idée selon laquelle les Chinois sont flegmatiques, froids et stupides ne résiste pas à l’analyse. Bowman reconnaît qu’ils sont en train de procéder à de nombreux changements dans leur culture et dans leurs mœurs, en empruntant beaucoup de traits aux États-Unis. Il se produit une rupture ou au moins un éloignement par rapport aux coutumes et habitudes traditionnelles. Les nouvelles attitudes qui se manifestent sont, dit-il, de la plus grande importance : le danger est grand de voir la culture chinoise adopter de nombreuses caractéristiques de la civilisation américaine et abandonner quelques-uns des meilleurs aspects de ses traditions. Ainsi, par exemple, l’ambiance affective de la famille qui était plus saine, peut-être parce que la mère chinoise manifestait moins de préoccupation névrotique envers ses enfants, tend à changer et à développer une attitude névrotique semblable à celle de la mère nord-américaine. Pour toutes ces raisons, il considère que le développement de la psychiatrie en Chine joint à un travail éducatif en hygiène mentale peut avoir une très grande importance et des effets en profondeur sur toute attitude culturelle pour le siècle à venir.

Peut-être le problème psychiatrique ayant le plus de retentissement, et en même temps le plus symptomatique de la détérioration de la santé mentale, était la diffusion de l’opiomanie et des autres toxicomanies. L’habitude de fumer l’opium se prit au XVIIe siècle et, en 1729 déjà, l’empereur Yung Chen fit paraître le premier décret contre le trafic d’opium. Les guerres de l’opium, après 1840, contribuèrent énormément à sa diffusion. Les décrets drastiques furent d’effet à peu près nul, bien que certains aient sanctionné avec rigueur, jusqu’à la peine de mort, la contrebande de l’opium. Cependant, les campagnes internationales et nationales lancées contre ce trafic, surtout celles de la Société des Nations, contribuèrent à faire baisser sa production ; ainsi, si en 1934 elle fut de 5.856 tonnes, elle tomba à 891 tonnes en 1937. Sur les 18.500 tonnes produites entre 1934 et 1937, 1.350 (soit 7,1 %) servirent à usage médical, et le reste fut consommé par les toxicomanes dont une grande partie se trouvait en Chine. Ultérieurement, pendant l’occupation, les Japonais firent des efforts pour en augmenter l’usage qui affaiblissait les Chinois physiquement, psychiquement et moralement. La plus grande partie de l’opium était fumée, mais une partie était mâchée ou absorbée sous forme de gouttes ou d’injections, et la consommation était répandue dans toutes les classes de la société, des misérables aux plus fortunés. Ses effets euphorisants, avec une coloration érotique, sont bien connus. Ce que l’on ne connaît pas, c’est le nombre de ses pratiquants. T. Pei établit leur nombre à 300.000, en 1935, dans la zone de Pékin, par une estimation approximative. En tenant compte du fait que la population de Pékin était alors de 1.500.000 habitants, on voit donc qu’il y avait un toxicomane sur cinq personnes ! À cette époque, on avait enregistré 3.786.308 opiomanes dans 16 des 28 provinces et municipalités. Z. Klan, sur la base d’un examen de la littérature mondiale affirme que le nombre des fumeurs d’opium en Chine atteignait le chiffre énorme de 40 millions. Knud 0. Môller signale que d’autres toxicomanies étaient également répandues ; ainsi, en 1932, au moins cinq tonnes d’héroïne furent introduites chaque mois par trois ports chinois seulement, alors que les nécessités médicales en héroïne dans le monde entier s’élevaient à peine à une tonne par an.


C) Depuis la Libération

Les problèmes qui se posaient étaient si nombreux, si importants et si urgents que l’on comprend que les autorités leur aient accordé une attention particulière et que l’assistance psychiatrique ait occupé une place secondaire. Nous rendrons compte de ce problème dans les chapitres à venir. Comme on l’a souvent répété, la psychiatrie constituait le maillon le plus faible de la médecine chinoise. Malgré tout, les malades nerveux et mentaux ne furent pas laissés sans soin. Déjà en 1957, il y avait dix-neuf fois plus de lits dans les services psychiatriques qu’en 1949 ; ces services étaient pris en charge par cinq cents psychiatres, au lieu des quelque cinquante qui existaient en 1949, assistés d’un personnel sanitaire très nombreux, de second ordre, mais d’un dévouement sans égal. Comme le fait remarquer Feng Ying-kun, dans les trente ans qui ont précédé la Libération, on n’avait publié que deux cents articles de neurologie et de psychiatrie, en plus de deux livres, tandis que, dans les années qui suivirent, ces travaux furent beaucoup plus nombreux. On peut suivre le développement croissant de cette spécialité dans la Revue chinoise de neurologie et de psychiatrie, qui parait tous les deux mois et qui est l’organe de la Société chinoise de neurologie et de psychiatrie, fondée en 1952. Les textes paraissent en chinois, mais les principaux articles sont suivis de résumés en anglais. De même, de nombreux articles de psychiatrie ont été publiés dans la revue en langue anglaise Chinese Medical Journal. Depuis 1963, l’Académie de Chine publie une revue en anglais contenant des résumés des principaux articles des revues médicales du pays. Quelques-uns des articles de la Revue chinoise de neurologie et de psychiatrie sont résumés dans la revue de la République démocratique allemande Die Medizin der Siowietunion und der Volksdemokratiken im Referat.

L’état actuel des conditions psychiatriques en Chine fera l’objet des chapitres à venir.


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Extrait du livre de Gregorio Bermann, La santé mentale en Chine, publié en 1973 chez Maspero (édition originale en 1970, en espagnol) dans une série qui rassemble les livres de R.Gentis, R.D.Laing, A. Esterson, F.Guattari, R.Castel…

        Ce livre parait en France, en pleine effervescence maoïste de certains milieux intellectuels.