Léon Vandermeersch
Directeur d'études, E.P.H.E.
Correspondant de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
J'ai la chance d'avoir pu croiser André Kneib déjà aux tout débuts de sa passion pour l'écriture chinoise, quant il était encore étudiant de premier cycle à l'université Paris 7, dans les années 70. Depuis cette époque, je connais chez lui la force de cette passion, qui n'a cessé de conduire sa vie. Aussi ne suis-je pas étonné d'en retrouver l'empreinte dans l'esprit, le souffle, les os, la chair et le sang des graphies qu'il créé. Autant d'énergie créatrice, dans ces calligraphies, que chez les maîtres chinois d'un art qui n'appartient vraiment qu'à la Chine.
Pourtant, André Kneib n'est bien sûr pas chinois, et a même conservé une personnalité pleinement marquée par sa culture européenne tout en se forgeant une parfaite maîtrise de l'art chinois de l'écriture. Le paradoxe est que lui, l'Européen, me semble plus fidèle à la tradition chinoise de la calligraphie que les calligraphes chinois de l'avant-garde postmoderniste d'aujourd'hui, sans être le moins du monde en retard sur eux dans la recherche de voies nouvelles. Je m'explique. Chez les calligraphes chinois avant-gardistes, la mode est à la déconstruction des idéogrammes, linguistiquement décervelés par un traitement qui en fait de purs objets graphiques, morcelables, dissécables, recomposables à volonté, au gré d'un libre jeu des points et des traits que ne contraint plus aucune résistance sémantique. Abondent ainsi les calligraphies de faux caractères, de réarrangements de pièces détachées d'idéogrammes, de tracés pseudo-scripturaires purement ornementaux. C'est cette tendance que représente le concept nouveau de graphimage (shuxiang), qui s'applique à un procédé consistant à extraire de l'idéographie traditionnelle une iconographie désémanticisée, se réclamant de l'art abstrait occidental en prétendant le suivre en ce qu'il extrait du figuratif des formes et couleurs librement réarticulées dans le refus des cohésions de type narratif. Or l'art d'André Kneib est à l'opposé du graphimage. Il se définit comme un art de la peinture de graphies (shuhua), dans lequel Shen Peng retrouve avec raison, le concept de caractères mis en peinture (huazi) de Mi Fu. J'irai plus loin. Pour moi, les calligraphies d'André Kneib sont de véritables portraits de caractères chinois.
C'est d'ailleurs pourquoi ce sont des calligraphies à chaque fois d'un seul caractère, dont le génie de l'artiste est de saisir d'un magistral coup de pinceau le trait sémantique dominant, comme le portraitiste saisit dans un visage l'expression d'une singularité. Chacun y verra ce qu'il veut: dans la boucle de la graphie du « cœur, xin », le retour sur soi de la conscience intérieure ; dans le jaillissement de la double branche de droite de la graphie de « la vertu d'humanité, ren », l'élan de la générosité; dans le noeud redoublé de la graphie de « l'amitié, peng », la réciprocité d'un indéfectible attachement... Mais peu importe la projection anecdotique que chacun peut faire de ses impressions; l'essentiel est que, tandis que les graphimages ne sont que les supports sémantiquement inertes des discours de leurs auteurs, André Kneib fait parler les caractères eux-mêmes. Et parIer avec la riche variété d'intonations dont les gratifie la gamme subtile des nuances de couleurs qui s'entremêlent dans le trait de pinceau par lequel il les trace, en les irisant d'une manière qui n'a nulle part son pareil chez aucun peintre chinois. Goûtons le rare plaisir «d'écouter des yeux », comme disait Claudel, ce que l'immémoriale idéographie chinoise nous dit aujourd'hui de nouveau à travers une sensibilité alsacienne.