L’on connaissait Dai Sijie par ses films, ses deux livres (Balzac et la petite tailleuse chinoise, Le Complexe de Di). Ce nouveau roman surprend. Par sa narration, d’abord. Trois parties, chronologiquement datées, semblent l’ouvrir comme un hôtel pour étrangers, accessible par son seul escalier de marbre. Ainsi, oubliés, les sentiers du Sichuan, les plaintes ou refuges des forêts, l’ordinaire pathétique des villageois, paysans ou citadins aux champs ? Non ; mais plus près d’un Capote ou d’un Garcia Marques, Dai Sijie articule ici les va-et-vient de l’histoire, prise dans le rollet de ses majuscules, avec le trajet plus anecdotique de tel ou tel de ses sujets. De leur résonance, de la surdétermination que la première apporte aux seconds. Les marches de marbre perdent aussitôt de leur pompiérisme froid pour laisser place aux étonnants retournements d’une vie, aux soubresauts d’une existence, du passé de la Chine. À première vue, les chapitres concernent l’actuel : « Chine » (1978-1979), « Errances » (1979-1990), « Pékin » (octobre 1990). Pourtant, passé l’inconfort des quatre-vingts premières pages où le lecteur se demandera s’il ne prend pas connaissance d’un guide historico-géographique du pays, Par une nuit où la lune ne s’est pas levée livre sa complexité narrative, révèle aussi les tourmentes du passé national qu’un écrivain revisite, recompose, établit : si Pu-Yi, empereur fugitif, l’impératrice Cixi, la Mandchourie, les Japonais envahissants, l’empire qui s’effondre ou le taoïsme qui résiste se succèdent autrement qu’en toile de fond, alternant pages nationales et paragraphes privés, l’on en apprend beaucoup sur l’écriture d’une mémoire chinoise, par des détails peu familiers à un Occidental. Ce roman, moins facile que les précédents, se révèle attachant : tant pour son élaboration que son phrasé, marqué au coin de Conrad, de Salinger, de l’auteur de Cent Ans de solitude, aussi. Les portraits, évitant l’anecdotique, intè-grent souvent a minima la psychanalyse, les échardes du langage ; ainsi de Pu-Yi, qui recopiait des calligraphies : « Durant ses longues séances quotidiennes de calquage, Puyi sentait le géant de la calligraphie chinoise guider sa main, lui confier le secret contenu dans chaque trait, dans chaque caractère ; à en croire le diagnostic délivré des années plus tard par les médecins de la Cour, cette activité créa une relation hypnotique, affective, amoureuse, entre le calqué et le calqueur, et fit naître en lui cette forme d’autodestruction désignée par le terme étrange de “transfert de personnalité”. » Comprenne qui voudra cette étrange pathologie, pas si éloignée de la maladie du sommeil de Macondo, car l’essentiel est ailleurs : dans cette succession d’événements qui bousculent un personnage officiel, avec la somme de silences déchirants qui l’accompagnent, de tourments inconnus qui l’assaillent. Point d’exotisme pour ces figures officielles, de détails pittoresques ; leur quête croise, interroge, bute sur des faits de langage, repoussants ou captivants : « Aux yeux de Puyi, ces signes n’appartenaient à aucune langue, mais à un système de purs symboles graphiques, sans la moindre règle grammaticale ou articulation syntaxique. C’était la langue qu’il cherchait depuis toujours, une langue qu’il n’avait connue qu’en rêve, ou durant son enfance, une langue sans verbe, seulement des noms, des noms, et des noms, dont il aurait pu, je me plais à l’imaginer, faire sa devise, tracée en gros caractères sur les murs de sa résidence : Sans verbe, alors, sans souci. » Écriture désincarnée, logomachie ? Jamais ; car toujours liée aux émois du corps, aux éveils du cœur : « Les mots par lui murmurés sonnaient comme une formule secrète au nom inconnu, qui suscitait en moi un léger vertige, une douce ivresse, comme des grains de sable flottant où baignaient tous mes sens. »
Le roman de Dai Sijie n’oublie jamais l’enfermement de la société chinoise, son encadrement que seule aère, l’espace de quelques instants, l’obscurité dans laquelle est plongée une pièce où chacun va se servir, à la faveur de l’ombre : « Les masques étaient tombés, chacun s’était libéré de son obéissance simulée, de sa culpabilité avouée ; les bons travailleurs socialistes avaient disparu ; dans le noir, nous étions nus comme des vers, des animaux assoiffés, affamés, avides d’argent. » Cupidité, corruption, mais aussi arbitraire absurde de l’État interviennent au cours du récit comme autant de moustiques inévitables près d’un lieu qui se décompose. Mais l’intrigue se développe ailleurs, entre captivité et mémoire, filiation et langue, roman familial et écriture, fleuve complexe dont la France et la Chine constituent les deux rivages. Par une nuit où la lune ne s’est pas levée est plus qu’un roman de passage ; c’est celui d’un passage : entre deux pays pour cet écrivain, entre deux langues, entre deux écritures. En une seule histoire. Elle concernera, tant par ses événements que par sa narration, des psychanalystes. Sinophiles ou pas…