Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de constater que, dans les ouvrages de médecine chinoise traditionnelle, aucun développement particulier n’est consacré ni à une description minutieuse des différentes parties du corps (au sens anatomique du terme), ni au corps dans son ensemble, comme entité.
Cette caractéristique n’est pas liée à un quelconque désintérêt de cette civilisation pour le corps dans son ensemble, bien au contraire ; seule, en effet, une perspective globale de ce dernier parait pouvoir y trouver ses lettres de noblesse. Cependant, tout concept qui pourrait le subsumer et, à fortiori, toute chosification sont singulièrement étrangers à cette pensée, non seulement médicale, mais de toute discipline qui peut, de près ou de loin, concerner le corps. [1]
Le corps en Occident n’est appréhendable que soit par ses parties anatomiques, soit à travers images et représentations, depuis tout du moins la logique chrétienne de l’incarnation, soit par le langage.
L’anatomie découpe le corps en un nombre, toujours plus grand, d’éléments toujours plus petits, dont la juxtaposition, dans une complexité croissante, s’éloigne progressivement de toute aperception d’ensemble ; cette démarche, qui est celle de la médecine et des sciences biologiques modernes, tend asymptotiquement vers une saisie du réel du corps [1], sans bien entendu y parvenir. L’éclatement des spécialités médicales et la dispersion grandissante des thérapeutiques en est l’un des effets les mieux connus et les plus quotidiens.
[1] Au sens des 3 registres lacaniens du réel, du symbolique et de l’imaginaire.
Le monde de l’image est le domaine de prédilection de la recherche d’une unité phénoménale et perceptible du corps ; on se rappellera cependant qu’il n’est guère appréhendable en sa totalité d’un seul regard, car quelque chose fait défaut dans son image, noté (-) par LACAN ; l’image du corps unifié du miroir est une quête dépendant de l’assentiment de l’Autre, donc sous le primat du règne phallique.
Quant au corps capturé par le langage, dès les toutes premières relations de l’enfant avec sa mère, et même avant sa naissance, on sait qu’il en éprouve l’équivoque, et l’inadéquation à en saisir la totalité.
Ces problématiques ainsi énoncées, échappent à la pensée chinoise même si, nous le verrons, elle nous permet peut-être d’en reformuler l’abord ; celle-ci, pour autant qu’elle tente de cerner le corps selon un certain point de vue d’ensemble instantané, n’ambitionne aucune totalité, ni aucun recensement ni inventaire exhaustifs. [2]
Toute objectalisation ou toute conceptualisation du corps, quels que puissent en être les supports, lui sont étrangères. Elle ne le repère qu’à travers des séries de paramètres fonctionnels, variant selon le contexte, la nature et l’objectif du propos (d’où le caractère profondément changeant des critères de classifications des données physiologiques, aussi bien que des dysfonctionnements, où se mêlent d’ailleurs des références de tout ordre, médicales, sociales, politiques, cosmologiques etc.). A cet égard, la différenciation du corps et de l’esprit est ici sans pertinence. Le corps ne se réduit d’ailleurs pas à la chair : ce qui en émane et ce qui s’en déplie comme ce qui le traverse, ce dont il est le siège et la scène le déterminent tout autant.
De ce fait, il n’existe pas de mot unique et univoque pour désigner le corps.
Voici par exemple les termes principaux que l’on peut relever à son propos dans le Shi ming (Eclaircissements sur les dénominations”), ouvrage essentiel du IIe siècle ap. JC à visée à la fois lexicale et encyclopédique :
- Ren, 人 que l’on traduit habituellement par “homme” : « par ren, il faut entendre la vertu d’humanité qui vivifie les êtres ; c’est pourquoi le Livre des mutations dit : “pour établir le dao (voir infra note [13]) d’un homme, on parle de la vertu d’humanité et de la relation juste” » [2].
[2] D’après “Symphonie corporelle”, Institut Ricci, Paris.
Par “vertu d’humanité” est traduit le caractère ren 仁 (différent de celui qui signifie “homme”), la vertu primordiale des 4 grandes vertus de la morale confucéenne ; parmi celles-ci figure également l’ “équité” (yi 义 [義]), ou “justesse” et “justice”, ce à quoi se réfère l’expression “relation juste” (yuyi 予义). Voir plus loin le paragraphe sur la perspective confucianniste du corps.
- Ti, 体[體] structure corporelle : « par ti, il faut entendre une succession ordonnée;
os et chairs, poils et sang, avers et revers, grand et petit se suivent d’une manière ordonnée ».
C’est l’ordonnancement hiérarchique [3] qui est ici la notion principale ; les 4 couples de paramètres cités ne sont pas sélectionnés au hasard : sont ici glissées des allusions aux structures matérielles de l’animation et de la dynamique du corps, à la dialectique du visible et de l’invisible, à celle de la relativité des points de vue et des discours, et aux positions réciproques des objets du monde, que ce soit sur un plan corporel, ou social, familial etc..
[3] Et donc rituel, cf. infra
- Qu, 躯[軀] disposition du corps : « par qu, il faut entendre le corps sous l’aspect de sa disposition ; toute la nomenclature est réunie en un grand ensemble, comme le plan détaillé d’un terriroire ».
Les différents aspects fonctionnels du corps sont repérés avec précision les uns par rapport aux autres du fait de leur dénomination ; il s’est agi, à l’époque classique, d’une aussi célèbre que vaste et rigoureuse entreprise, connue sous le vocable de la “rectification des noms” [4].
[4] La “rectification des noms”, introduite par Confucius, était fondamentalement et initialement liée à une rectification des graphies, dans la mesure où l’écriture, étroitement rattachée aux pratiques oraculaires, était un instrument de pouvoir politique de toute première importance. Cette pratique de la dénomination “juste” a en fait consisté en un surcodage sémantique à la fois très subtil et très complexe, enraciné dans la morale propre à la tradition confucéenne (pour plus de détails, voir L. VANDERMEERSCH “Rectification des noms et langue graphique chinoise”, in Extrême-Orient Extrême Occident, n° 15, Presses Universitaires de Vincennes, 93 Saint -Denis, 1993).
- Xing, 形 forme corporelle : « par xing, il faut entendre ce par quoi on différencie ce qui a forme et image ».
Dans le grand dictionnaire du IIe siècle ap. JC, le Shuo wen jie zi (Explication des caractères d’après leur graphie), il est dit que « la forme xing, c’est l’image ».
Le terme d’image, qui traduit le caractère xiang, 象 est ici très ambigu ; on pourrait tout aussi bien proposer les mots de “trace”, ou d’ “apparence phénoménale”. Initialement, le premier sens en était d’ailleurs “éléphant”, dérivant ensuite sur la “trace” laissée par l’éléphant, ou sa représentation (en tant qu’ espèce disparue des régions de Chine où s’est élaborée l’écriture). Est surtout introduit ici le lien entre le non visible et le tangible, le perceptible ; le corps (au même titre que tout autre “objet”) vaut moins par sa réalité matérielle et substantielle que par la trace qu’il laisse du fait de ses interrelations-interactions avec ce qui lui est extérieur.
- Shen [5] 身 : « par shen, il faut entendre ce qui se redresse ; on peut se plier et se redresser ».
[5] A ne pas confondre avec un autre parmi les caractères shen, extrêmement usité, pouvant signifier “esprit, invisible “,
Ce caractère est à peu près intraduisible en dehors de son contexte, pour lequel les dictionnaires modernes proposent les termes de “personne, être humain, soi, Cette formulation, à consonnance essentiellement physique, souligne et récapitule en fait la dimension avant tout dynamique (c’est à dire exclusivement lié à une logique de la transformation) du corps, à travers ses aspects certes somatiques, mais tout aussi bien psychiques, comportementaux, sociaux, éthiques, etc.. Dans le Zhong guo yi xue da ci dian (Grand dictionnaire de la médecine chinoise”, ouvrage moderne), il est dit : « Shen, c’est l’appellation générique pour le corps. C’est ce qui comprend les trois entités [6] ; en haut, cela ressemble à la tête ; en bas, cela ressemble au pied ; à l’avant, cela ressemble au ventre ; à l’arrière, cela ressemble au dos ; cela se tire et cela se redresse ; cela peut faire trio avec le ciel et la terre… » [7].
[6] C’est à dire le ciel, la terre et l’homme.
[7] “Ressemble” traduit le caractère xiang, cf. supra.
La réalité, dans le monde chinois, n’est jamais appréhendée en son essence, ni sa substance ; la catégorie de l’en-soi y est ignorée, et l’universel, tel qu’il peut apparaitre à travers quelques grandes notions très générales (telles que le yin, 阴[陰] et le yang, 阳[陽] le ciel et la terre, etc.), ne vaut que par ses applications particulières. Les objets, les êtres ou ce qu’il est finalement préférable de dénommer ici les “existants” dans le monde [3] ne sont considérés que dans et à travers leurs interrelations réciproques.
Le monde n’est pas assimilable ni réductible à une collection d’objets, qu’ils soient considérés isolément ou rassemblés selon une modalité ou une autre. Il est foncièrement interactif, succession d’interactions qui s’enchaînent et s’entremêlent, suite sans fin de mutations, de changements et de transformations.
Le Yi jing, 易经[易經] Livre des Mutations, ouvrage antique et canonique de la pensée et de la civilisation chinoise s’il en est, est une tentative d’écriture et de mise en forme de cette logique mutative, où la réalité n’est jamais pensée comme un “état” du monde, mais comme une succession d’états et comme ce qui articule le passage de l’un à l’autre.
Le modèle interactif par excellence est celui du ciel (tian 天) et de la terre (di 地) [8] ; ayant abandonné progressivement leur contexte cosmologique de leurs origines d’avant la période de l’antiquité classique chinoise, ces deux termes en sont venus à désigner respectivement tout principe initiateur d’une action (comme toute impulsion déclenchant un mouvement) et tout principe récepteur, de réalisation, d’actualisation hic et nunc et de manifestation phénoménales en réponse à cette incitation. Le ciel induit et la terre répond. Cependant, la préséance du ciel sur la terre ne sous entend ni son antériorité, ni un quelconque statut métaphysique particulier par rapport à celle-ci ; d’ailleurs, si ce couple est toujours cité comme “ciel-terre” et non “terre-ciel”, l’autre grand couple générique signifiant les modalités interactives de la réalité est le binôme “yin-yang” 阴阳 [9], jamais dénommé “yang-yin” ; au-delà de leur sens originel, le yin représente le niveau visible, manifeste, formel, et matériel du monde, le yang son niveau invisible, latent, informel, énergétique [10].
[8] Ou tian (ciel) et kun (terre) dans le Yi Jing, le Livre des Mutations.
[9] Le caractère yin est l’ubac de la montagne, yang en est l’adret.
[10] Dans la rubrique yin, on trouvera, complémentairement au yang, le féminin, l’obscur, le bas, la droite, l’abdomen, le visage etc., et dans le i, le masculin, le lumineux, le haut, la gauche, le dos, le crâne etc.. Cette liste est infinie, car s’appliquant à tout aspect du monde.
Le yin et le yang sont parfaitement relatifs, indissociables, à l’image des 2 faces de la bande de Mœbius où l’une est l’envers de l’autre, sans qu’une telle position soit définissable indépendamment de l’autre et de façon invariable. De cette façon, le ciel est qualifié de yang 阳 par rapport à la terre, qui est alors yin 阴. Qu’il soit question simultanément de “ciel-terre” et de “yin-yang” atteste du caractère épistémologiquement équivalent de chacun des 2 pôles de ces couples, équivalence au sein de laquelle peut alors se penser une indispensable hiérarchie [11].
[11] Chaque existant dans le monde n’est repérable, en sa position, que relativement à un autre ; il en est de même pour les significations qui peuvent lui être rattachées.
Les interactions dont il est ainsi question sont moins considérées comme une conséquence ou une résultante du jeu mutuel de deux acteurs que comme ce qui relie et met en place les 2 pôles qui interagissent - qui peuvent alors provisoirement, mais secondairement - ressembler à des objets [7]. C’est l’interaction qui est première ; on ne peut l’envisager comme un simple effet de la contre-apposition de 2 êtres logiquement et préalablement définis.
L'initiative ou l'incitation de l'un des deux partenaires ne crée pas la réponse de l'autre ni même sa possibilité : la réponse est incluse dans l'incitation qui la précède tout en l'appelant (au sens où la réponse appelle la question qui la déclenche et la précède), sans cependant qu'aucune prédétermination ou préfiguration n'interviennent, selon un quelconque schème préétabli ; selon une formulation plus topologique, on pourrait dire que le ciel entoure la terre qui le contient. De la sorte, l'interaction met en place les deux pôles d'où elle émane et qui la rendent ainsi effective.
Ce qui incite aura la fonction du ciel et sera qualifié de yang ; ce qui répond aura la fonction terrestre et sera qualifié de yin ; le monde est l’entre ciel-terre, une composition toujours changeante de yin et de yang.
Ainsi que le terme français l’indique, l’interaction est un acte ; dans l’univers chinois, cet acte est avant tout un acte rituel [4] [12] ;
[12] Voir le paragraphe qui lui est consacré.
mais le rite n’est pas ici un comportement vide de sens (autre que magique, religieux ou surnaturel), exécuté mécaniquement à seule visée de lien social ; si ce registre du lien social est loin d’être accessoire pour la Chine, le rite ne s’y résume pas ; l’acte rituel est ce qui se con-forme au cours des choses et du monde, lequel est cet enchaînement processuel ininterrompu des interactions, des changements et des transformations, que les chinois appellent le dao, 道 la voie [13].
[13] Ainsi que l’a largement montré F. JULLIEN, notamment dans “Procès ou création” (Seuil, Paris, 1989), la pensée chinoise n’a pas privilégié, à l’instar de l’Occident, une conception du monde autour de la question de son origine, et donc de sa création, mais ne s’est intéressée qu’à l’enchevêtrement et au déploiement des divers aspects de ses manifestations phénoménologiques (en y associant, sur un même plan épistémologique, les dimensions du visible et de l’invisible, du latent et du patent, du non-encore-et du déja-manifesté) selon cette logique de l’interaction. A cet égard, on ne trouve, dans la culture lettrée, aucune transcendance, aucune place essentielle pour le surnaturel ou la juxtaposition de différents plans existentiels ; cette logique interactive est une logique de l’immanence ; dans cette appréhension du monde, c’est celle d’un processus indépendant de toute intervention qui lui soit extérieure, dont le Yi jing avait proposé une formalisation. On sait que le Yi jing était le descendant des pratiques oraculaires anciennes qui visaient, non à prédire l’avenir, mais à examiner les congruences possibles entre une action que l’on se proposait d’entreprendre (et donc soumise à la critique divinatoire) et la forme du cours du monde au moment où elle devait se dérouler (contexte social, politique, climatologique, etc.).
Ce processus infini, ce déroulement ininterrompu du cours du monde à travers ces interactions mutatives sont ce que les chinois dénomment le dao. Ce terme a connu une grande vogue en Occident, ne serait-ce que parce qu’il est à l’origine du vocable “taoïsme” (dans les anciennes transcriptions du chinois, on utilisait “tao” au lieu de “dao”). Mais ce mot fait partie du “patrimoine” commun à toutes les courants de la pensée chinoise depuis ses origines ( les “Cent écoles”), et n’est pas l’apanage du taoïsme, et ce en dépit des divergences révélées par des usages différents.
Le dao est le principe de ce grand procès des choses, de la “réalité” ; ce n’est pas un concept abstrait, car il n’est rien s’il est dissocié de son effectivité en acte, de son “efficace” (caractère de, souvent traduit de façon moins heureuse par “vertu”) ; il ne sous-entend pas une perspective ni un soubassement moniste du monde, car rien n’est concevable hors de la double polarité du yin et du yang ; ainsi s’exprime le Dao de jing (Lao zi), un des textes de référence du taoïsme au chapitre 42 :
« De la voie procède le un, du un procède le deux, du deux procède le trois, du trois procèdent les dix mille existants, les dix mille existants s’adossent au yin, serrant sur leur poitrine le yang, du souffle indifférencié naît l’harmonie, » (trad. personnelle ; le deux fait allusion au ciel et à la terre, le trois indique l’interaction ; quant au terme de “procéder”, nous l’utilisons à la suite des remarques de M. KALTENMARK pour traduire le caractère sheng 生, plus adéquat que celui de “naître” ou d’ “engendrer” ; voir pour plus de détails son ouvrage “Lao Tseu et le taoïsme”, Seuil, Paris, 1965).
Ce caractère dao peut être traduit par “voie, chemin, route, procédé, conduire” ; il est utilisé aussi bien dans le langage courant que dans les discours les plus savants ou les plus techniques.
Dans l’acte rituel, le résultat procède de l’adéquation la plus juste possible entre l’effectuateur (de cette action) et le monde sur lequel cette opération va venir s’ inscrire, avec lequel elle va venir interférer ; cette adéquation est la capacité à épouser les contours “naturels” [14] du monde actuel. L’analogie classique proposée par les commentateurs chinois (notamment aux Ie et IIe siècle ap. JC) est celle de la chaussure (dont le caractère qui l’écrit, li, est homophone d’une part du caractère lǐ 礼[禮] qui désigne le rite, et d’autre part d’un autre caractère lǐ 理 qui désigne la raison des choses [14]) :
[14] La notion de “nature” 性 (qui ne se superpose pas à l’innéité de l’Occident), qu’il n’est pas possible de détailler ici, est à entendre dans ce contexte comme “spontanéité naturelle” (ziran 自然), expression clef dans la pensée chinoise, largement commentée notamment dans les textes taoïstes ; cette spontanéité est indissociable d’une absolue immédiateté. Elle doit être également rattachée et solidarisée avec la “raison des choses”, li 理 qui désigne la structure des phénomènes, non seulement au niveau matériel, mais également de leurs lignes de transformations (la substance, en tant que telle n’est pas un concept pertinent, elle n’est concevable que relativement et interactivement avec la transformation-mutation, codéfinissant ainsi chaque phénomène, chaque existant).
Cette raison des choses n’est ni une loi édictée par une puissance qui leur soit extérieure, ni un état préexistant : elle n’a de sens qu’en tant qu’elle est perçue et effectivement rencontrée (par tel ou tel individu, groupe social etc.), donc dans le registre d’une interaction.
Li, “raison des choses”, est donc une interprétation interactive (et pas seulement une lecture) du monde, à la fois “heuristique et esthétique” (A. CHENG, Li ou la leçon des choses, in Philosophie, n° 44, Ed. de Minuit, Paris, 1994).
Il est également possible de montrer comment cette notion rejoint celle de dao 道 (cf. note [13]).
« La chaussure, c’est le rite. Elle encadre le pied, c’est pourquoi elle est prise au sens de rite » [5] ; l’ajustement (qui est une interaction) de la chaussure au pied est “rituel” dans la mesure où elle est correctement façonnée, car lié à la raison des choses (le pied tel qu’il se présente), ce qui fait en fin de compte que c’est cette raison elle-même qui est un rite. Ainsi le monde, dans son procès naturel [14] est-il rituel : l’enchainement du jour et de la nuit, des saisons, la pousse des plantes selon les différentes périodes de l’année, etc., les exemples pourraient être multipliés à l’infini ; le corps humain l’est de la même façon : « Dans les tissus corporels des êtres vivants il y a la raison des muscles (jili 肌理), la raison des chairs (couli 腠理), la raison des lignes de la peau (wenli). Pour couper ces tissus il y a une ligne de coupure sans effrangement : c’est ce qu’on appelle la ligne de raison (tiaoli 条理) » [6] [15].
[15] La rigueur de cette correspondance avec le cours naturel des choses dans l’acte est particulièrement bien illustrée dans une anecdote du chapitre III du Zhuangzi (ici donc, un texte taoïste, et non confucianniste) : « Quand le boucher du prince Wenhui dépeçait un bœuf, ses mains empoignaient l’animal, il le poussait de l’épaule et les pieds rivés au sol, il le maintenait des genoux. Il enfonçait son couteau avec un tel rythme musical qui rejoignait parfaitement celui des célèbres musiques qu’on jouait pendant la danse du bosquet des muriers sous le règne de l’empereur Tang des Shang et le rendez-vous de têtes au plumage sous le règne de l’empereur Yao. - Eh! Très bien! lui dit le prince Wenhui, comment ton art peut-il atteindre un tel degré ? Le boucher déposa son couteau et dit :
« J’aime le dao et ainsi je progresse dans mon art. Au début de ma carrière, je ne voyais que le bœuf. Après trois ans d’exercice, je ne voyais plus le bœuf. Maintenant c’est mon esprit qui opère plus que mes yeux. Mes sens n’agissent plus, mais seulement mon esprit. Je connais la conformation naturelle du bœuf et ne m’attaque qu’aux interstices. Si je ne détériore pas les veines, les artères, les muscles et les nerfs, à plus forte raison les grands os! Un bon boucher use un couteau par an parce qu’il ne découpe que la chair. Un boucher ordinaire use un couteau par mois parce qu’il se brise sur les os. Le même couteau m’a servi dix-neuf ans. Il a dépecé plusieurs milliers de bœufs et son tranchant paraît comme s’il était aiguisé de neuf. Les jointures des os contiennent des interstices et le tranchant du couteau n’a pas d’épaisseur. Celui qui enfonce le tranchant très mince dans ces interstices manie son couteau avec aisance parce qu’il opère à travers les endroits vides. C’est pourquoi je me suis servi de mon couteau depuis dix-neuf ans et son tranchant paraît comme s’il était aiguisé de neuf. Malgré cela, chaque fois que j’ai à couper les jointures des os, je remarque les difficultés à résoudre, je prends toutes les précautions nécessaires, fixe mes regards et opère lentement. Je manie très doucement mon couteau et les jointures se séparent aussi aisément qu’on dépose de la terre sur le sol. Je retire mon couteau et me relève, je regarde de tous côtés et je suis très ravi, j’essuye mon couteau pour le remettre en bon état et le rentre dans son étui. — Très bien, dit le prince Wenhui. Après avoir entendu les paroles du boucher, je comprends l’art de se maintenir en bonne santé ». (Trad. TCHANG FOU-JOUEI, Zhuangzi, Librairie You-Feng, Paris, 1989).
Cette importance et cette extension ainsi accordées à la dimension rituelle de l’existence sont certes, avant tout, le fait du courant confucianniste et post-confucianniste ; néanmoins, elles soulignent et mettent en valeur une caractéristique tout à fait inhérente à la pensée chinoise, toutes tendances philosophiques confondues : l’essentielle interdépendance entre les individus et le monde, entre eux, entre les corps eux-mêmes, en leur sein et avec ce qui les entoure, Il ne s’agit pas là d’une sorte de vitalisme ou de naturalisme, comme un interprêtation hâtive le suggère trop souvent ; l’originalité de cette pensée par rapport à l’Occident est l’inversion du rapport entre être constitutif et fonctionnement.
Cette interactivité généralisée est une sorte de propagation multidirectionnelle des incitations ; il n’y a pas, dans l’univers chinois, d’objet défini positivement, ni négativement (par ce qu’il n’est pas, à l’instar par exemple de la théologie négative en Occident) ; on ne repère que des nœuds, des réseaux et des carrefours de représentations-manifestations-interactions pour aborder la réalité ; la dialectique sujet-objet qui nous est si familière est ici absente.
Le corps est d’abord “en acte” ; la forme y prévaut sur le sens, et il n’est jamais considéré comme statique, cadavérisé, mais mutation avant d’être substance ; sa matérialité anatomique n’est que support à sa mobilité, il est un lieu de réunion de souffles interagissant les uns avec les autres [16]. Il est fondamentalement perçu comme un devenir, et comme ce qui ne cesse jamais de devoir advenir. Deux principales modalités organisent une telle perspective : le confuciannisme et le taoïsme.
[16] Les mots "énergie" ou "souffle" sont la traduction du caractère qi 气氣, pour lequel le dictionnaire donne les sens suivants : " vapeur, exhalaison, fluide, gaz - air atmosphérique, haleine, souffle - vie qui anime le corps humain - attitude, humeur - vigueur - colère - odeur, sentir."
Ce vocable de “souffle”, qi, désigne à la fois tout constituant matériel du corps, mais aussi immatériel, l'agent des changements dont ce dernier est le lieu, une force vitale et existentielle, telle ou telle fonction à l'œuvre dans le corps, spécialisée le cas échéant dans un domaine ou un autre ; une généralisation aussi poussée du sens a fini par faire dire qu'en médecine chinoise, tout est souffle, qi ; une pareille formulation a le mérite de ne pas dissocier la dimension substantielle (les "composants" du corps par exemple) de celle du fonctionnement, au profit de cette dernière.
Ce terme n’est bien entendu pas réservé au corps, ou à la médecine, et témoigne de l'infinité des interactions à l'œuvre dans le monde sans préjuger de leur mode de manifestion.
La perspective confucianniste, ou le corps moral(isé)
Le processus infini des transformations - en quoi consiste ce qu’il convient d’appeler, faute de mieux, la “réalité” [17] - ne dépend d’aucune volonté ni puissance extérieure ou transcendante, il est inintentionnel et ne génère en tant que tel aucune signification ni aucun sens défini.
[17] Il est impossible de choisir entre les désignations de “réalité” ou de “réel”, au sens lacanien du terme. Il s’agit certes du monde phénoménal, mais également des tendances, des potentialités non encore manifestées (et qui ne le seront pas obligatoirement), “invisibles”. A cet égard, le terme de réel conviendrait mieux ; mais il est pour nous trop connoté et doit de plus être différencié des autres registres du symbolique et de l’imaginaire ; ce saut et cette hétérogénéité d’un niveau à un autre (même lorsqu’ils sont noués) sont étrangers à la pensée chinoise. Nous nous contenterons donc du terme si vague de réalité ; son imprécision (qui ne masque pas un flou de la pensée, mais traduit un changement radical de repérage du monde) mêlée à l’apparente évidence du sens commun en permet une approche plus chinoise.
L’homogénéité de la réalité, au sens où celle-ci n’est pas envisagée comme constituée de plusieurs plans différents entre lesquels existerait une solution de continuité, implique la recherche d’une similitude de structure partout en son sein, qui aboutira à une mise en correspondance (selon divers systèmes formels numériques, notamment de classification par 5) de ses différents aspects et manifestations interactifs. Cette perspective particulière a correspondu à un double mouvement de la pensée chinoise, l’un dans le sens d’une cosmologisation de la nature humaine, l’autre dans celui d’une anthropomorphisation et surtout d’une moralisation de la nature cosmique : la nature cosmique, c’est à dire non pas seulement sa dimension astronomique et calendérique, mais également la nature céleste, avec son corrélat terrestre. [7]
Par conséquent, ce processus infini des transformations, non régulé par une instance extérieure, ne s’étayant sur aucune divinité, asseoit sa cohérence sur ce qu’il est convenu d’appeler la perspective morale.
La morale ne se résume pas à une série de bonnes conduites et de règles ou de préséances dans les comportements. Selon une logique très rigoureuse élaborée par Mencius [18], elle est considérée comme inhérente à la nature de l’homme 性 [19], présente en chacun à l’état d’une tendance qu’il conviendra d’accomplir, décelable à l’occasion de certains comportements spontanés et immédiats [20]. Elle consiste en une conscience morale, qui, en fin de compte, se résume dans cette interdépendance étroite entre tous les existants, et qui prendra, dans ce contexte, le nom de ren, généralement traduit par “vertu d’humanité” ; fait essentiel ici, l’”humanité” n’est pas une qualité déposée en l’homme (et par qui ou par quoi ?) : c’est l’humanité qui fait l’homme.
[18] Mencius (Meng zi) : philosophe chinois post-confucéen, 372-289 av. J.-C.
[19] La morale est à la nature humaine ce que la corbeille est à l’osier avec lequel elle est tressée :
告子曰:“性,猶杞柳也;義,猶桮棬也;以人性為仁義,猶以杞柳為桮棬。" 孟子曰:"子能順杞柳之性,而以為桮棬乎?將戕賊杞柳,而後以為桮棬也?將戕賊杞柳而以為桮棬,則亦將戕賊人以為仁義與?率天下之人而禍仁義者,必子之言夫!”
« La nature humaine est comme l’osier, l’équité est comme une coupe ou un bol ; obtenir la moralité à partir de la nature humaine, c’est comme obtenir une coupe ou un bol à partir de l’osier ». (Mencius, VI, A, 1, trad. D.C. LAU, Penguin Books, Londres, 1970).
[20] 孟子曰:“人皆有不忍人之心。
“先王有不忍人之心,斯有不忍人之政矣。以不忍人之心,行不忍人之政,治天下可運之掌上。
“所以謂人皆有不忍人之心者:今人作見孺子將入于井,皆有怵惕惻隱之心;非所以內交于孺子之父母也,非所以要譽于鄉黨朋友也,非惡其聲而然也。
“由是觀之,無惻隱之心,非人也;無羞惡之心,非人也;無辭讓之心,非人也;無是非之心,非人也。
“惻隱之心,仁之端也;羞惡之心,義之端也;辭讓之心,
禮之端也;是非之心,智之端也。
“人之有是四端也,猶其有四體也。有是四端而自謂不能者,自賊者也;謂其君不能者,賊其君者也。
“凡有四端于我者,知皆擴而充之矣。若火之始然,泉之始達。
能充之,足以保四海;不充之,不足以事父母。”
« Supposons qu’un homme aperçoive soudainement un jeune enfant sur le point de tomber dans un puits. Il sera certainement saisi de compassion, non parce qu’il souhaite s’attirer les bonnes grâces de ses parents, ni pour gagner les éloges des villageois ou de leurs amis, ni parce qu’il déteste le cri de l’enfant. De là il ressort que quiconque dont le cœur est dépourvu de compassion n’est pas humain, dont le cœur est dépourvu de honte n’est pas humain, dont le cœur est dépourvu de courtoisie et de modestie n’est pas humain, dont le cœur ne sait différencier le bien du mal n’est pas humain. La compassion exprime la tendance de la vertu d’humanité (ren), la honte celle de l’équité (yi), la courtoisie et la modestie celle de l’observance des rites (li), le sens du bien et du mal celle de la sagesse (zhi). L’homme possède ces quatre tendances comme il possède quatre membres… » (Mencius, II, A, 6, trad. D.C. LAU). Plus loin, il est dit que celui qui possède ces quatre tendances (qui sont, dans l’ordre d’importance, les quatre vertus fondamentales de l’éthique confucéenne) est comparable au feu qui commence à brûler, à la source qui jaillit et est capable de prendre l’empire (c’est à dire tout aussi bien l’empire politique, avec son peuple, etc., que son corps propre) sous sa protection.
On ne trouve, dans cette philosophie, aucune ébauche d’un contrat moral ; il s’agit de tendances, de conscience d’interdépendance entre les existants, de la conscience non tant des autres que des autres dans soi.
La nature humaine est moins liée à un ensemble de propriétés et de caractéristiques que l’homme posséderait qu’à une potentialité interactive particulière résumée sous le terme de conscience morale (qui désigne l’actualisation de cette interaction à partir d’une capacité latente, perceptible seulement à partir d’une quelconque manifestation, aussi ténue soit-elle).`
La nature humaine, selon Mencius, ne s’enracine pas dans une conscience d’être, une subjectivation s’originant dans une énonciation primordiale, mais à travers des actes et des comportements qui définissent eux-mêmes les existences particulières alors en jeu. Parler de “la” nature humaine et non “des” natures humaines suppose néanmoins un invariant derrière toutes les occurences individuelles ; le trait commun à tous ces comportements est cette “solidarité” (gan tong, mot à mot “entre-affecter en procédant sans entrave”) mutuelle entre existants et avec le ciel régulateur de la réalité ; le ciel est moralisé, nous l’avons dit, il est le “bien” ; la nature humaine n’est qu’un aspect parmi d’autres de la voie des choses, du cours incessant de la réalité (dao 道) ; la spontanéité d’un comportement permet à Mencius d’y lire le procès du ciel régulateur à l’œuvre.
La nature de l’homme n’est pas une substance innée, elle est une prédisposition, une virtualité qu’il mettra, ou non, en acte.
Le mal est, pour Mencius, cette non mise en acte de cette potentialité, soit la perte de la conscience morale ; mais il ne s’agit pas d’un “objet perdu” ; le chemin pour retrouver cette conscience perdue est la mise en acte de cette conscience elle-même, l’” objet” se confond avec le processus qui permet de l’atteindre ; il n’y a alors pas de distinction entre la conscience morale et la conscience au sens psychologique du terme. En tant que voie naturelle du procès des choses, la conscience morale ne requiert aucun moyen prédéfini spécifique, prescrit et idéalisé (ce qui introduirait un discours de type psychologique) ; elle se résume à suivre le cours naturel perçu comme évidence, c’est à dire immédiatement appréhendable sans le truchement d’une intervention extérieure : ce en quoi, “faire”, c’est déjà et d’emblée “comment faire” [21].
[21] « Un grand homme n’a pas besoin de prévoir ses paroles ou ses actions en fonction de leur fin ; il se con-forme seulement à ce qui est juste »
孟子曰:“大人者,言不必信,行不必果;惟義所在。”
(Mencius, IV, B, 11, trad. D.C. LAU, souligné et traduit par nous).
Cette éthique ritualiste hors de tout modèle préétabli implique et aboutit à un disponibilité à toutes circonstances ; l’homme “réalisé”, c’est à dire se confondant avec la régulation mutative de la réalité, ayant manifesté complètement sa conscience morale, donc sa nature humaine, le sage, incarné par Confucius, est ainsi présenté (en le comparant à d’autres hommes remarquables mais moins accomplis) : «... Bo Yi était le sage sans souillure, Yi Yin le sage qui acceptait les responsabilités, Liu Xia Hui était le sage acceptant les choses tranquillement, Confucius était (le sage dont les actions coïncidaient avec) le moment même… » [8].
La nature humaine, coïncidant avec la conscience morale actualisée, définissant l’idéal de l’homme est une éthique de la juste adéquation au cours des choses à travers les changements et les transformations, selon une juste position dans l’espace et dans le temps (le moment même”) : c’est une logique de l’ “hic et nunc”. “Adéquation” ne sous-entend pas mimétisme, conformité ou communion, ni équivalence : il s’agirait plutôt d’une orchestration de rythmes (qui n’exclue bien entendu pas les dissonances).
Cette logique est celle du corps proprement dit. Le corps n’est pas tant un objet matériellement circonscrit (nous l’avons déja souligné à propos de ses dénominations), que ce à quoi l’homme doit parvenir, pour le réaliser au même titre que ses aspirations morales :
« Mencius dit : notre forme corporelle (xing 形) et notre apparence sont notre nature 性 émanant du ciel ; seul le sage 圣人 peut tenir pleinement sa forme corporelle » [9],« ce que l’homme de qualité 君子 suit comme étant sa nature, c’est à dire la vertu d’humanité, l’équité, l’observance des rites et la sagesse, est enraciné dans son cœur, mais se manifeste au niveau de son visage, lui donnant une apparence florissante ; cela se voit aussi dans son dos et jusque dans ses membres, rendant leur message intelligible sans mot » [10].
C’est ainsi que l’on peut lire les nombreuses et complexes descriptions qui sont proposées dans les ouvrages médicaux classiques, tel notamment que le Huang di nei jing su wen et le Huang di nei jing ling shu (respectivement “questions simples du classique de l’interne de l’Empereur Jaune” et “pivot spirituel du classique de l’interne de l’Empereur Jaune”), ouvrages canoniques de la médecine traditionnelle chinoise [22], le premier étant surtout consacré aux grands principes théoriques, le second plutôt à des aspects plus pratiques pour la thérapeutique.
[22] La médecine traditionnelle chinoise, surtout connue en Occident par l’acupuncture, comprend en fait une phytothérapie (la méthode de loin la plus répandue), une diététique, des techniques corporelles de massage, ou de respiration, ou dérivées des arts martiaux, etc.. Les niveaux que nous individualisons comme somatiques ou psychiques y sont intimement mêlés.
Le corps y est présenté à travers un certain nombre de systèmes fonctionnels, décrivant ses interrelations internes et avec l’extérieur [23]. A titre d’exemple, citons le début du chapitre III du Su wen :
[23] On mentionnera surtout le système dit des méridiens, représentation formelle des grands mouvements de souffles dans le corps, celui des viscères, reliés aux précédents, et celui des grands niveaux énergétiques. Pour plus de détails, on pourra consulter notamment les ouvrages suivants : “Aperçus de médecine chinoise traditionnelle” par J. SCHATZ, Cl. LARRE, E. ROCHAT DE LA VALLEE, Maisonneuve, Paris, 1 979 ; “The theoretical foundations of chinese medecine”, par M. PORKERT, MIT Press, Cambridge Massachussets & Londres, 1982 ; “Traditionnal medicine in contemporary china”, par N. SIVIN, Ann Arbor, Center for the chinese studies, the university of Michigan, 1987.
Des notions essentielles de la pensée chinoise y sont largement utilisées, telles que le dao, le yin et le yang, le vide et le plein, l’interne et l’externe, l’avers et le revers, le froid et le chaud etc..
« Huang di déclarait : depuis l’antiquité, la communication avec le ciel, racine des vivants, s’enracine au yin-yang ; dans l’intervalle ciel/terre, à l’intérieur des six jonctions, ces souffles, en neuf territoires et neuf orifices, en cinq thésaurisations et par douze relais d’animation, sont tous en libre communication avec les souffles du ciel… » [11] [24]. Tous ces systèmes sont reliés entre eux et avec l’extérieur par des systèmes de correspondances, qui ne sont pas limités au corps, car ils intéressent également d’autres manifestations du monde non humaines ; ces correspondances ne relient pas des entités atomistiques, mais expriment des catégories fondamentales d’interactions entre tous les éléments qu’elles associent [25]. Le corps n’est donc qu’un lieu d’échanges et d’interrelations : « Les saveurs se portent aux corps (xing, forme corporelle), les corps se portent aux souffles, les soufflent se portent aux essences, les essences se portent aux transformations ; les essences se nourrissent de souffles, le corps se nourrit de saveurs ; la transformation produit les essences, les souffles produisent le corps… » [12] : “se porter”, se nourrir”, “produire” expriment par exemple trois catégories d’interaction.
[24] Les 6 jonctions sont les limites du monde phénoménal, les 5 thésaurisations renvoient aux viscères et les 12 relais d’animation essentiellement aux 12 méridiens principaux.
[25] Le système de correspondances le plus répandu est un système à 5 mouvements ; il n’est pas l’analogue des classifications grecques par 4, qui rangeaient les éléments selon les catégories de l’air, du feu, de la terre et de l’eau ; la différence n’est pas que numérologique. Elle tient surtout au fait que ces correspondances chinoises n’expriment que des interactions. Par exemple : « le quadrant oriental engendre le vent, le vent engendre le bois, le bois engendre l’acide, l’acide engendre le foie, le foie engendre le musculaire, le musculaire engendre le cœur… au ciel, c’est le mystère profond, en l’homme c’est la voie, sur terre, c’est les transformations, les transformations engendrent les cinq saveurs, la voie engendre la savoir-faire… dans les aspects colorés, c’est le vert-azur, dans les notes de musique, c’est la note jue, dans les orifices, c’est l’œil, dans les saveurs, c’est l’acide, dans les vouloirs, c’est la colère, » (Su wen, chap. 5, trad. E. ROCHAT DE LA VALLEE, Cl. LARRE).
Ailleurs, c’est la métaphore étatique qui en reflète le jeu mutuel et l’assemblage : « Le cœur a la charge du seigneur et du maître, le resplendissement des esprits en procède ; le poumon a la charge du ministre et chancelier, la régulation des relais d’animation en procède ; le foie a la charge de commandant des armées, analyse de conjoncture et conception des plans en procèdent ; la vésicule biliaire a la charge du juste et de l’exact, détermination et décision en procèdent ; tan zhong (milieu de la poitrine) a la charge des agents sur place et en mission, l’allégresse et la joie en procèdent ; la rate et l’estomac ont la charge des granges et des greniers, les cinq saveurs en procèdent ; le gros intestin a la charge du transit, les résidus des transformations en procèdent ; l’intestin grêle a la charge de réceptionner et faire prospérer, les matières transformées en procèdent ; les reins ont la charge de susciter la puissance, l’habileté et le savoir-faire en procèdent ; le triple réchauffeur a la charge de frayer les passages et canaliser, la conduite des liquides en procède ; la vessie a la charge des territoires et des cités, elle thésaurise les liquides corporels ; sous l’effet des transformations effectuées par les souffles, la puissance des sorties en procède… » [13] ; l’attribution des charges aux fonctionnaires d’état était l’un des rouages clés de l’administration de l’Empire.
Dans l’accomplissement de sa conscience morale, la vertu d’humanité, ren 仁, se manifeste chez le sage par un “souci du monde”, you 忧; ce “souci” est pour le point de vue chinois ce que le moi-conscience est à l’Occident : l’individualité occidentale - liée au moi - cède ici la place à la propagation d’un souffle interactif particulier, le “souci” you ; il n’est pas anodin de souligner que les ouvrages médicaux, qui associent à chaque viscère une qualité psychologique particulière, relient ce souci you au poumon, viscère dont il est par ailleurs dit qu’il a pour fonction primordiale d’assurer la diffusion des souffles dans tout le corps.
On pourrait citer d’autres occurences remarquables dans la langue : par exemple, l’expression faisant précéder ren, vertu d’humanité, de la négation, signifie “paralysé, engourdi”, et s’applique tout à propos lorsque les ouvrages médicaux évoquent des affections des membres : à la solidarité entre les existants, qui se cristallise dans la notion de ren, correspond la solidarité entre les diverses parties du corps, dont l’absence peut être source par exemple, de paralysies, c‘est à dire de membre fonctionnellement isolé du reste du corps. Ces associations dépassent de loin des jeux de langage gratuits ; elles témoignent de la compréhension du corps comme non seulement solidaire en lui et avec tout ce qui lui est autre, mais de son appréhension comme d’une démarche éthique qui ne le chosifie jamais, mais le confond en sa bi-polarité substantielle et fonctionnelle avec un double mouvement à son égard d’appropriation et d’identification.
Le corps dans la perspective taoïste
Le corps est également saisi à travers la circulation des souffles et les mutations qui le constituent ; la dimension rituelle n’y est cependant pas prononcée comme dans la tradition confucianniste, et la dimension morale cède sa place à une démarche plus individualisée et marginale par rapport au corps social dans son ensemble ; les exercices à proprement parler corporels y tiennent un rôle prépondérant (visualisation intérieure, méditation, respiration, etc.).
Le corps n’y est néanmoins pas considéré comme une entité autonome et substantielle, objectivable en sa matérialité, et, à cet égard, l’intuition de départ n’est pas fondamentalement différente de celle que l’on a vu à l’œuvre dans la philosophie confucianniste.
Le corps n’est jamais isolable de son environnement naturel et cosmologique où il possède sa contre-partie, et de très nombreuses correspondances sont mutuellement établies, témoignant du sentiment d’une profonde identité entre ce qui apparaitrait à un esprit occidental comme foncièrement hétérogène.
Le corps est généralement conçu comme un paysage, là où notre culture l’a réduit à une machine : « L’homme a 365 articulations qui correspondent aux 365 degrés célestes. Son corps avec ses os et sa chair correspond à l’intérieur de la terre. En haut, les oreilles et les yeux correspondent au soleil et à la lune. Le corps a des orifices et des veines à l’image des vallées et des rivières. Il connait le chagrin, le plaisir, la joie, la colère, qui sont comme les souffles et les esprits vitaux. En haut du corps, la tête se dresse ronde, à l’image du ciel. La chevelure est semblable aux étoiles et aux constellations… » [14].
De même, du Lao zi zhong jing (Livre du centre de Lao zi), K. SCHIPPER donne ainsi le résumé des descriptions de ce “pays intérieur” qu’est le corps : « Que voit-on ? Le paysage de la tête est d’abord celui d’une montagne élevée, ou plutôt une chaîne de pics qui entourent un lac central. Ce lac se situe à mi-hauteur entre l’occiput et le point entre les sourcils (le miroir). Au milieu du lac se dresse une architecture palatiale… Les contrées médianes sont éclairées par une seconde paire de luminaires (les seins) En dessous, une grande demeure s’élève, colorée de rouge flamboyant (le cœur). Devant ce Palais Ecarlate s’étend une cour de terre jaune (la rate) ; c’est la Cour Jaune, l’aire sacrée du corps et le lieu de réunion de ses habitants. Cette aire débouche sur une structure simple appelée la Chambre Pourpre (vésicule biliaire) » [15].
Ces correspondances peuvent varier selon les textes, voire même au sein d’un même texte, ce qui atteste de leur caractère beaucoup plus fonctionnel que purement descriptif, à seule destination de ceux qui se risquent à une pratique corporelle, qu’il conviendrait d’ailleurs mieux de qualifier de psychosomatique.
Les représentations graphiques du corps sont des cartes, qui supposent un ou plusieurs ordres et méthodes de lecture ; cette carte est un diagramme à parcourir [26], lors d’exercices corporels qui consistent en un “voyage intérieur à travers le corps” et à réaliser en son sein un certain nombre de changements et transformations qui ont leurs analogues dans le monde ; ce diagramme revient en fait à un ensemble et une succession de transformations à épouser, et se lit et se révèle au fur et à mesure qu’il est mis en acte : la carte se confond avec sa lecture, et sa lecture est une mise en oeuvre des mutations “créatrices” écrites dans le même temps où elles sont actualisées et effectives. De celles-ci procède l’avènement des formes, et du corps tout entier.
[26] Voir également F. ROUAM, La tête et le cœur, Actes des journées de la Convention psychanalytique, Marseille, mai 1996. Sur ce site.
La représentation taoïste du corps n’est donc pas une figuration statique préalable à l’usage auquel elle est destinée et disponible pour un regard extérieur.
Sur le corps se projette l’identité, qui se diffracte en une série de lieux et de dénominations, qui sont autant de phases de transformation du souffle originel yuan qi 元气, également appelé Grand Un (tai yi) [27] :
[27] Le souffle originel ne réfère pas à une unité transcendante, comme l’appelation Grand Un pourrait le laisser croire : il s’agit du souffle en tant qu’indifférencié, c’est à dire du monde comme pure potentialité, avant toute spécification en une réalité particulière. Dans le jargon taoïste, on parle aussi respectivement de “ciel antérieur” et de “ciel postérieur”. L’univers chinois n’est qu’une alternance entre le potentiel et le manifeste ; on n’oppose pas l’existence à la non existence, mais le patent au latent, le visible à l’invisible (qui s’enchaînent plus qu’ils ne s’opposent).
ainsi s’agira-t-il du Grand Un lui-même, qui se trouve au dessus du sommet du crâne (à tête humaine et à corps d’oiseau), ou du “Seigneur du dao”, nommé également “Très haut infini seigneur originel”, situé entre les sourcils, enfant du Grand Un, mais “enfant sans être enfanté car créé spontanément du souffle originel”, et recevant également l’appellation de Grand Un (donc à la fois Grand Un et enfant du Grand Un).
Il peut s’agir également de l’embryon d’immortalité [28], appelé “Homme véritable du cinabre-du-nord”, né de l’union de son père “Non action” et de sa mère “Fille de jade de l’éclat obscur” [29], ou de l’ “enfançon” dans la Cour jaune, etc., autant d’hypostases du souffle originel (d’après le Lao zi zhong jing).
[28] La quête taoïste est une quête d’immortalité, c’est à dire non pas d’une vie après la mort, mais d’épousailles parfaites avec le cours des mutations, entre le monde visible et le monde de l’indifférencié. L’idéal en est représenté par Lao zi, tel que le raconte Zhuang zi : « Confucius rendit visite à Lao tan (Lao zi). Ce dernier, s’étant baigné et ayant dénoué sa chevelure - pour qu’elle sèche -, se tenait parfaitement immobile, au point de ne plus ressembler à un être humain. Confucius attendit d’abord, puis se présenta à nouveau, en disant : “puis-je en croire mes yeux ? A l’instant, maître, votre corps paraissait desséché comme du bois mort, comme si vous aviez abandonné les choses, quitté les hommes et investi la solitude ! ” Lao tan dit : “mon cœur s’ébattait dans le commencement des choses… On peut malmener son esprit sans arriver à comprendre, on peut ouvrir sa bouche, mais on n’arrivera pas à exprimer cela… Glacée est l’obscurité suprême, brillante est la lumière suprême. C’est quand le froid descend du ciel et que l’ardeur monte de la terre que les deux principes se croisent et communiquent pour former l’harmonie universelle et génératrice de tous les êtres du monde… Nous ne connaîtrons jamais d’où germe la vie, vers où rentre la mort ; cette opposition du début à la fin constitue une ronde infinie dont personne ne connaît l’aboutissement. Et pourtant, si ce n’est pas là, alors où chercher l’ancêtre ? » (chap. 21, trad. K. SCHIPPER, Le corps taoïste, et LIOU KIA-HWAY, Philosophes taoïstes, La pléiade, Gallimard, Paris, 1980).
La présence de Confucius témoigne de la rivalité entre les courants taoïstes et confuciannistes ; ici, Confucius est présenté comme un adepte n’ayant pas encore atteint la perfection de Lao zi (ou Lao tan).
Une autre version dit que Lao zi s’ébattait hors des “6 jonctions” [24].
[29] Le cinabre était l’un des éléments essentiels des procédés alchimiques des maîtres taoïstes ; ces transmutations avaient trois localisations corporelles remarquables, dénommées champs de cinabre inférieur, médian et supérieur (correspondant au bas ventre, au centre de l’abdomen et au crâne) où s’effectuaient les mutations de l’essence (sexuelle) en souffle et en dimension d’esprit.
Quant à l’expression “non action” (ou “non agir”, wu wei), elle est une des formulations les plus importantes de la philosophie taoïste, signifiant une adéquation et une non opposition au processus des mutations. Le non-agir n’est pas synonyme de passivité ou d’abstinence, mais de “faire avec”, dans le sens de la voie.
On voit qu’à cet égard, les repères générationnels sont tout à fait relatifs. La Mère, “Fille de jade de l’éclat obscur”, est la matrice des transformations, le lieu d’expression et de l’efficace du dao [13], la mère de Lao zi ; mais ce processus mutatif est réalisé par Lao zi en son propre corps : il est simultanément sa propre matrice, sa propre mère ; son corps est appelé le “corps du dao”. Lao zi nait lorsque sa mère meurt, de la mort de sa mère, juste lorsqu’elle lui a révélé les secrets de la reproduction sans fin.
Le corps taoïste, le corps de Lao zi, est donc fondamentalement un corps féminin. La gestation constitue l’interaction qui articule l’invisible et le visible, le latent et le patent, le diffus et le distinct (le diffus, ou l’indistinct, ou le chaos, toutes ces notions sont ici à peu près équivalentes) ; chacune des phases de ces interactions sont nommées, soit de façon très générale (Un ultime, véritable, mystérieux), soit en référence au parties du corps humain (tendon, chair, muscle), et reliée à une numérologie : « Il (Lao zi) contemple le chaos primordial avant son ouverture, il est en harmonie hors de la distinction du pur et du trouble, subsistant ou s’effaçant, il est le primordial, accomplissant, il est humain » [16] [30].
[30] Zhuang zi raconte que le chaos laissa la place au monde phénoménal distinct et organisé lorsque que lui furent percés des orifices (dont l’analogue sont les orifices sensoriels).
L’expression “corps de Lao zi”, la personnification en la figure du sage Lao zi est le paradigme taoïste par excellence du corps en tant qu’expression de mutations ; la transformation vient, en quelque sorte, en lieu et place de l’incarnation de la culture judéo-chrétienne :
« Les manifestations de la grande vertu (de 德) [13], c’est uniquement de la voie (dao 道) qu’elles procèdent. La voie est quelque chose d’absolument insaisissable. Bien qu’insaisissables (indistinctes) et vagues, il y a des images (xiang, cf. supra) au dedans d’elle. Bien qu’impénétrables (profonds) et obscurs, il y a des germes (essences) au dedans d’elle. Ces germes sont très réels (purs) ; au dedans d’eux réside l’infaillibilité (la fidélité), de sorte que, depuis l’antiquité jusqu’à présent, ce terme (voie”) n’a pas été aboli pour exprimer l’origine commune (elle maintient son nom présidant à la succession de tous les êtres). Comment sais-je que telle est l’origine commune (ce qu’il en est de la succession de tous les êtres) ? Par ceci » [17]. “Ceci” vaut pour l’hic et nunc, soit le corps essentiel, la matrice, l’embryon, le non permanent, l’innomable. L’embryon d’immortalité n’est en aucun cas assimilable à un petit homme dans l’homme, un moi caché dans l’appareil psychique, une âme, une superstructure ; ce n’est pas non plus un objet en soi isolable et chosifiable, ni même ce que l’on qualifierait en Occident de qualité d’être ; il n’est pas séparable d’un pur lien entre espace et temps par lequel se développe le processus des changements et transformations : cet objet - qui n’en est pas un - est la voie elle-même (dao), qui ne peut être identifiée à elle-même ni définie par le langage [31].
[31] Le Lao zi débute ainsi : « la voie vraiment voie est autre qu’une voie constante, le nom vraiment nom est autre qu’un nom constant » : versets indéfiniments (re)traduits et commentés (par exemple : “voie qu’on énonce n’est pas la voie, nom qu’on prononce n’est pas le nom”, ou encore : “la voie vraiment voie n’est pas la voie de toujours, le nom vraiment nom n’est pas le nom de toujours”, etc.).
La réalité est à cerner, non dans le concept, mais dans le corps ; la représentation n’est pas dissociable d’une expérience corporelle, et notamment sensorielle (qu’elle soit dirigée vers le monde extérieur ou vers l’intérieur du corps).
Les taoïstes qualifient cette expérience “psycho-corporelle” de “nutrition du principe vital”. Corps et esprit y sont d’ailleurs tellement mêlés que les pratiques sexuelles faisaient partie, dans certains groupes, des pratiques préliminaires, pour ensuite être maîtrisées puis transmuées en représentations de plus en plus indirectes, sublimées dirions-nous en termes freudiens. La méditation taoïste n’est pas un procédé ni une théorie de la sublimation, mais l’intuition qu’on peut y déceler est loin de nous laisser indifférent ; mais cela suppose bien entendu de relativiser la problématique de l’objet au profit de la logique mutative que nous tentons de cerner depuis le début de cet essai : est-ce là une des raisons pour laquelle ce concept ne laisse pas d’embarrasser les analystes, à commencer par FREUD lui-même qui n’a jamais écrit d’article qui lui soit spécifiquement consacré, à l’instar du refoulement ?
Les considérations précédentes pourraient impliquer que le corps est à la fois ce qui paraît acquis à la naissance, et que l’on qualifierait d’inné et ce qui au contraire ne serait que l’aboutissement d’une longue et laborieuse acquisition. Ce débat, bien classique en Occident entre l’inné et l’acquis, est ici décentré au profit du double point de vue de la “nature” (xing 性, caractère différent de xing 形 qui signifie “forme corporelle”) et de ming 命, “ce qui nous est conféré par le ciel”, également traduit par “mandat céleste” ; ainsi, le Livre des mutations (Yi jing) énonce-t-il cet aphorisme : « Sonder (qiong [32]) le principe (dao 道) et faire advenir complètement sa nature (xing 性 ) pour parvenir à ce dont nous sommes investis par le ciel (ming 命) ».
[32] C’est à dire aller jusqu’à l’extrémité, au plus profond, aux confins.
Il ne s’agit bien entendu pas d’une prédestination ou d’une injonction établies par un ciel divinisé, mais d’une congruence aux changements et transformations dont le ciel est la fonction incitative, l’aspect yang. La nature de l’homme ne procède ni ne doit s’identifier à un quelconque modèle ou schème préformés. La démarche taoïste consiste précisément à mettre en œuvre cet adage du Yi jing, à travers le corps, balayant alors toute disjonction entre “nature” 性 et “mandat céleste” 命 : « le trésor est la nature, le char est le corps, le bœuf est le mandat céleste : le bœuf peut marcher mais ne peut contenir le trésor, le char peut le contenir mais ne peut avancer seul » [18] [33].
[33] Dao zang : corpus indexé des textes taoïstes.
Les ouvrage médicaux chinois ont d’ailleurs repris cette dialectique en corrélant d’une part le mandat du ciel aux reins et la nature au cœur, et d’autre part en repérant le couple cœur-reins comme l’un des axes vitaux essentiels. Si l’on ajoute que le cœur est également conçu comme fondamentalement lié à la psyché et à l’esprit (shen) - il est dit être le logis du shen, mais donc aussi “axe du xing (nature) et ressort du shen (esprit)” - et que les reins thésaurisent les essences (jing) [34], la dyade reins-cœur apparaît encore plus comme l’un des registres existentiels primordiaux, ainsi que l’a longuement développé le Huai nan zi, ouvrage taoïste du IIe siècle avant JC, notamment en son 7e traité [35], dont l’influence s’est largement étendue sur les textes médicaux ultérieurs.
[34] Shen : “l’insondable du yin-yang”, “dimension d’esprit”, en tant qu’efficace invisible présidant à l’essor des mutations (il ne s’agit pas du même caractère que celui qui désigne le corps mentionné au début de ce développement).
Jing : “quintessence”, raffinement en tant qu’accomplissement jusqu’à son terme du processus de changement, articulation du passage du registre invisible au visible. Signifie également “sperme” ou “ovule”.
[35] Voir notamment “Le traité VII du Houai Nan Tseu”, par Cl. LARRE, Institut Ricci, Paris, 1982.
Bien d’autres associations entre ces différentes notions sont proposées à travers les textes, témoignant non d’une description figée de concepts ou d’entités matérielles, mais de la tentative de rendre compte de démarches pratiques individuelles et de leurs multiples chemins possibles ; aucune voie n’est prescrite, aucune méthode rigide n’est imposée, seules sont évoquées un certain nombre de possibilités et de tendances, à visée d’orientations de départ pour celui qui s’y engage.
Cette remarque, qui s’applique bien évidemment à la tradition taoïste, vaut également dans une certaine mesure pour la pensée confucianniste, ou post- puis néo-confucianniste ; c’est le cas pour un auteur tel que Mencius, et bien d’autres ultérieurement. S’agit-il pour autant d’une exhortation ou d’une apologie de la liberté ? Vraisemblablement pas, et l’on sait qu’elle n’est pas la valeur qui caractérise le plus la Chine à travers les âges, toutes époques confondues ; le légisme, si influent en Chine dès la fondation de l’Empire (c’est à dire peu avant le début de l’ère chrétienne), bien que s’étant réclamé du taoïsme, a su venir le démontrer à son époque et laisser sa profonde empreinte jusqu’à notre époque contemporaine. Mais là encore, cette problématique si chère à l’Occident, est décentrée : la modalité de la volonté, se différenciant sous nos latitudes de celle du pouvoir, n’est pas ici sous-jacente à une pensée qui privilégie les catégories de la tendance, de la potentialité invisible ou à peine manifestée, accédant ou non au statut de la réalisation effective (par exemple à propos d’un engagement individuel ou social dans une telle démarche existentielle) ; l’opposition du (non) vouloir au (non) pouvoir est, dans le monde chinois, remplacée par celle du “faire” ou “ne pas faire”.
Dans la tradition chinoise, le corps n’est jamais saisi ni donné d’emblée ; si sa réalité cadavérisée est, de fait, peu contestable, sa réalité vivante est, sans cesse, à constituer, disposer, organiser, apprêter, élaborer.
Qu’un corps devienne, pour quiconque, son corps - car autrement ce mot n’a pas de sens -, dans le double aspect de l’appropriation et de l’identification (distinction ici non pertinente), suppose la création indéfiniment renouvelée de son espace propre ; le corps est son espace à un instant donné : “espace” au sens non seulement où ses limites ne le circonscrivent pas mais le définissent provisoirement, mais surtout espace qui fonde et où surgit son épaisseur, son mouvement, son éclat et son évidence, rutilance de son apparition, jonction du “pas encore-” et du “déjà-là” ; c’est aussi, par exemple, le lieu d’énonciation et d’émission de la parole, celui de l’attention flottante (relative d’ailleurs tant à l’analyste qu’à l’analysant) ; cet espace est également celui où il rencontre l’autre, espace d’interaction qui dispose deux corps grâce auquel ils s’interdéterminent ponctuellement.
Rigoureusement parlant, cet espace est “vide”, dans la mesure où le vide est le lieu où la circulation des souffles (qi, cf. note 16) est tellement subtile et claire (jing) qu’ils en sont imperceptibles, soit à la limite de leur spécification [36]. Le vide est enfin tout autant la non-permanence, le non-constant.
[36] A propos de la notion de vide, on consultera notamment, parmi tant d’ouvrages, F. CHENG, Vide et plein, le langage pictural chinois, Seuil, Paris, 1979, et SHITAO, Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, Hermann, Paris, 1984.
Cette aperception du corps relève avant tout d’une pratique, préalablement à toute tentative de conceptualisation (plus proches de nous que les techniques décrites dans le Dao zang [33], les arts martiaux et dérivés, ou le travail du zen partagent cette même inspiration initiale). A ce contact, une relecture de Winnicott et du concept d’aire transitionnelle ne peut que singulièrement le réinterroger en ses fondements ; le centre du corps est ubiquitaire, à la fois ou tour à tour en son milieu et à sa périphérie et en ses confins [26], que ce soit dans la tradition confucianniste où le centre-cœur est la métaphore de l’Empereur (et réciproquement), ou dans la tradition taoïste où le centre des transformations par lequel se développent les mutations - hypostase de l’identité - se confond avec la voie elle-même, le dao, à la fois spécifique et inconstante, définie et variable, déterminée et inlocalisable (cf. supra et note [31]). Le centre n’est que - et est - le lieu interactif par excellence, plus exactement place (d’) où s’incitent les interactions. Dans le corps, biologique bien entendu, mais tout autant corps social, ces interactions mettent en œuvre non tant des “organes” que des fonctions. Le rapport que l’Occident, et entre autres la psychanalyse, tente d’établir entre le moi et l’autre, entre le sujet et l’Autre, pourrait à première vue trouver son équivalence chinoise entre le centre et la périphérie ; mais cette dialectique du centre et de la périphérie dispose moins respectivement un “un” et d’ “autres” que des “uns” interagissant mutuellement. Il ne faudrait pourtant pas en déduire qu’en Chine, tous les “uns”, tous les individus sont équivalents ; la très stricte hiérarchie des rapports sociaux, les complexes classifications au sein d’une espèce donnée viendraient immédiatement l’infirmer ; toute interaction implique une différence, mais il s’agit d’une différence de position (et de fonction) et non d’une différence à entendre en termes de substance ; deux positions différentes engendrent deux substances distinctes (et non l’inverse) ; cette distinction qui permet de les identifier est provisoire, ou plutôt, leur identification inclut une fugacité essentielle. C’est en cela qu’il est dit que le yin et le yang ne se différencient mutuellement qu’en tant qu’ils se transforment l’un dans l’autre, qu’il n’y a pas de yin sans yang et/ou que le yin contient toujours du yang et inversement. [19]
La réalité se démarque alors tant de l’objectivité scientifique que de la relativité subjective ; elle est celle de l’interaction : ainsi le rappelle ce célèbre proverbe chinois : « quand le Sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ».
Bien des enseignements pourraient en être inférés quant au fonctionnement de certaines de nos institutions, notamment psychanalytiques, en ce qui concerne par exemple le rôle et la place de ce qu’il est convenu d’appeler le(s) signifiant(s) maître(s) (il faut néanmoins ajouter que la Chine n’a guère développé de discours du droit susceptible d’articuler les relations des individus entre eux…).
Enfin, conglommérat éphémère de souffles particuliers exprimant le cours des mutations, le corps s’évanouit aussitôt saisi, laissant place à une autre configuration, littéralement un autre corps ; il est le “transitoire” même, n’est repérable qu’en sa trace, laissant son “réel” hors de toute appréhension médiatisée.
La calligraphie nous en fournit un exemple frappant : c’est en effet moins le sens d’une série de caractères inscrits sur une feuille blanche qui en fonde la valeur et l’intérêt, que ce qui, à travers elle, est perçu du corps du calligraphe et de son souffle tel qu’il était lors de son acte ; cette perception implique alors le corps dans son ensemble du “lecteur”, de celui que cette interaction que réalise l’écriture-peinture met en place de lecteur, de récepteur.
La trace de la calligraphie est celle de l’évènement qui produit le corps ; alors, et alors seulement, ses représentations peuvent se déployer, la quête du sens et de la signification devient envisageable, de ce qui la produit comme de la façon dont elle nous enferme.
Cette mise en acte initiale du corps n’apparaîtrait-elle pas comme l’arrière fond sur lequel se différencient et se détachent, pour être entrelacés, tant les avatars de son incarnation que les orients conceptuels sous lesquels nous tentons de jalonner le quotidien de notre expérience : transfert, répétition, voire nouages borroméens ?
L’homme ne se soutient que de l’Autre ; son être est un manque à être. La Chine nous incite à redoubler cette assertion ; mais là, l’Autre est notre devenir.