Rencontre avec François Jullien
à la Société de psychanalyse freudienne
12 janvier 2008
Rencontre avec François Jullien
à la Société de psychanalyse freudienne
12 janvier 2008
Le 12 janvier, François Jullien était l'invité de la Société de psychanalyse freudienne à Paris. Lors de cette rencontre, Philippe Porret a présenté l'invité, une discussion de ses derniers ouvrages afin d'ouvrir un débat, en compagnie de Monique David-Ménard et de Patrick Guyomard. La rencontre a duré trois heures et il eut été fastidieux de proposer une transcription intégrale de ce long moment.
Vous trouverez donc ci-dessous la transcription des seuls propos de François Jullien, transcription que j'ai faite en essayant de restituer fidèlement ses formulations. J'ai pris quelques libertés avec le discours original afin de favoriser la lecture de l'ensemble. Les interventions et les questions n'ont pas été reprises afin de ne pas alourdir le tout ; aussi le texte paraît parfois un peu décousu tout en rendant compte d'une pensée qui coule…
Néanmoins, je me tiens à la disposition des intervenants pour publier sur le site leur propos tel qu'ils me le soumettront, en parallèle au texte ci-dessous.
Je remercie particulièrement François Jullien d’accepter la publication de ce texte, tel que je l’ai établi. Je remercie aussi les organisateurs de cette rencontre d’avoir permis cette publication.
Détour et retour, le retour n’étant pas revenir au point de départ ni un retour qui serait après le détour. Les deux sont simultanés. On ne cesse pas d’apprendre le chinois. Le détour est sans fin et le retour doit commencer tout de suite. Il ne s’agit pas un jour de partir et un jour de revenir, car on ne revient jamais, parce que la Chine vous sinise, elle vous intègre. Il y a une telle capacité d’assimilation de ces cultures [chinoises et japonaises]. Il n’y a pas un jour où vous êtes sinologue.
Je ne suis pas comparatiste. Il faudrait un cadre commun pour comparer (une page avec deux colonnes où ranger l’un et l’autre). Je préfère parler d’indifférence que de différence. Il y a deux cadres de pensée qui se sont développés indépendamment l’un de l’autre.
Il n’y a pas de méthode pour étudier ce que je veux étudier : l’impensé. L’impensé ne peut pas se présenter comme un objet. Il faut donc une stratégie : attaquer à revers la pensée. Parce que c’est cela mon objet : l’impensé à partir duquel nous pensons. La Chine en cela m’apporte des commodités parce ce cadre est unique (coupé avec l’histoire, avec la langue, sans contexte de pensée comparable au notre…). La Chine n’est pas un choix par désir. On m’a souvent demandé : est-ce que vous aimez la Chine ? Ce n’est pas mon problème. Mon désir n’est pas la Chine ; mon désir est le désir de pensée.
Je fais l’effort pour devenir lettré sans me laisser prendre totalement (lire autre chose). Je me suis à chaque fois arraché à la tentation de me spécialiser dans un auteur, une époque… N’ayant pas de chinoiserie dans la famille, au départ je ne sais rien, je prends la décision d’un nouveau départ, comme quand on part ailleurs. On ne peut pas faire ce passage en Chine sans dé-catégoriser ce qu’on avait catégorisé.
Mettre face à face des notions européennes et chinoises pour faire travailler l’écart. Je ne pose pas la Chine « autre » mais « extérieure ». Je ne pense pas qu’il y ait ce fond commun, ce cadre d’humanité, cette nature humaine, un cadre commun où je pourrais loger face à face ce qui ne serait que des variations d’une même culture initiale — un universalisme facile. À quoi j’oppose ce qui serait l’envers, c’est-à-dire le même.
Je parle d’indifférence plutôt que de différence, d’extériorité plutôt que d’altérité. Rencontrant l’extériorité chinoise, j’essaye de faire travailler l’écart de façon à construire des figures d’altérité. Mais je souhaite ensuite retourner à la culture européenne, pour voir comment cette culture européenne est autre, est en tension entre ce qui prédomine et ce qui est enfoui. Il faut penser la différence entre « écart » et « différence ». La différence nous renvoie à une attitude de connaissance et joue dans un jeu entre différence et identité. Or ce qui m’intéresse c’est qu’il y a des embranchements possibles à la pensée, qu’il y a des écarts qui peut être source de fécondité. L’écart de culture est porteur de ça.
Le mot « contradiction » en chinois, c’est 矛盾 mao2dun4, lance-bouclier. Voir l’histoire du marchand qui vend des lances auxquelles aucun bouclier ne résiste et qui vend aussi des boucliers résistants à toutes les lances. Ce n’est pas compatible, mais c’est com-possible.
Mon plan de travail est de lire des textes chinois face aux textes d’Aristote. Quand je dis « la pensée chinoise » c’est toujours avec une référence (un texte, un auteur, une œuvre). À propos du logos et son dehors pris en Chine, la pensée chinoise garde le principe de non-contradiction d’une part, et à la fois elle s’en fiche ; c’est ça la difficulté. Ce n’est pas qu’elle l’exclue mais elle reste dans un rapport de disponibilité, c’est-à-dire qu’on le prend quand ça sert, et quand ça ne sert pas ou ça gênerait, on ne le prend pas. La Chine n’a pas dramatisé cette question-là mais est restée dans une notion de disponibilité : garder les deux registres (com-possible), garder ouvert.
Quand on lit un texte chinois, très souvent on ne sait pas de quoi ça parle ! On a lu, tous les mots sont clairs… mais de quoi s’agit-il? Cela dit combien nous avons une contrainte de l’affectation. Ce qui fait que toutes les traductions en français sont à côté car elles reprédiquent. Quand le lien prédicatif est lâche, inconsistant, il y a disponibilité et faire que c’est selon l’usage. Il y a bien connivence entre psychanalyse et la lecture des textes chinois. La Chine nous apprend à penser sans prendre position, ce qui va à l’encontre de la thèse, de l’usage de la philosophie.
La pensée chinoise dérange la pensée de la vérité. En Occident il y a eu une dérivation de la philosophie qui a fait une fixation sur la vérité. En Chine, la disponibilité, le com-possible, le ni pour ni contre, le prendre-quitter une charge quand c’est possible…
Mon propos est « en passant », par dérives organisées, pour trouver chemin faisant une cohérence. Un procès, dans son cours qui fait que les mots n’ont pas tout à fait la même sens au début et à la fin d’un chapitre. j’opère, de livre en livre, ce dépaysement, cette dérive.
Concernant la réciprocité, il s’agit de dissymétrie : l’inquiétude qui est la notre ne rencontre aucune inquiétude symétrique. Et ça c’est massif. Penser autrement n’a jamais préoccupé la Chine; pourquoi penser autrement ? Le sage, c’est penser comme tout le monde. C’est ça le dao : c’est être le pivot de la porte. La pensée européenne c’est pensée en langue et en langues diverses et dans un rapport de l’oralité et de l’écrit qui est une déchirure. Le lettré chinois n’a qu’une langue : les sinogrammes. Et quand se fait la rencontre avec le bouddhisme, pas un lettré chinois n’a l’idée de lire les védas dans le texte, en sanscrit. La philosophie est née à Rome, dans ce passage du grec au latin. La Chine n’a pas cette expérience. La pensée chinoise n’est pas inquiète, globalement. Ce qui fait que « sagesse » chez nous devient l’art de la « non inquiétude », une pensée qui ne veut pas se laisser déranger mais qui d’une certaine façon travaille. Mais c’est une pensée qui ne construit pas, elle élucide. Elle fait venir la lumière comme quand on polit le jade on voit mieux apparaitre le ligne. Une élucidation sans fin qui fait apparaître les cohérences. Qu’appelle-t-on pensée : en Chine on appelle tout autre chose « pensée ».
La sinologie est une discipline à part d’abord du fait de ce sans fin de l’apprentissage. Et parce que la culture chinoise n’est pas inquiétée par de l’autre constitué, donc elle absorbe, elle intègre, elle assimile… Dès qu’on entre en sinologie, on ne reconnaît plus les questions qui viennent au dehors. Entre la langue et pensée chinoise, je me méfie de tout déporter du côté de la langue, de mettre la langue chinoise contre la pensée chinoise. La langue chinoise fonctionne, malgré sa singularité, comme une langue. Ce qui m’intéresse de lire des textes de la façon que les Chinois les ont lus, donc de comment on fait parler la langue, en particulier dans les commentaires. Il n’y a pas en Chine d’herméneutique, pas d’interprétation des textes ; il y a la glose. La phrase du texte est concise et le commentateur la déploie, il la varie, il déploie les potentialités de la formule classique. C’est toujours difficile de mettre bord à bord ce qui se trouve en jeu dans la psychanalyse et ce qui se trouve en jeu sur le terrain chinois. Il y a des échos, mais ce n’est qu’un terrain miné.
C’est très juste cette capacité d’ébranlement qui n’est pas la persuasion. La grande matrice grecque est la persuasion, maniement du coup de force. Alors que l’ébranlement peut emprunter les voies les plus neutres, les plus banales ; ça va de soi, c’est évident. Il n’y a pas de commentaire de ça en chinois : il a dit telle chose et l’autre a cédé, est tombé. La stratégie est de faire en sorte, en faisant mûrir la situation, qu’il n’y a qu’à pousser pour faire tomber l’adversaire. Il s’agit de le décontenancer, d’enlever la contenance de l’autre, qu’il n’est plus sur quoi s’appuyer, que les forces de l’autre soient paralysées. Et c’est efficace. D’où le : on a gagné avant le combat — du grand général il n’y a rien à louer, ni grande sagacité, ni grand courage (il a si bien fait mûrir la situation que quand il gagne ça va tellement de soit qu’on ne songe même pas à le louer). Arriver contextuellement, par ambiance à faire que la résistance de l’autre tombe. C’est tout à fait autre chose que la persuasion.
À propos de la rupture entre la pratique de la psychanalyse et le discours qu’elle tient où on retourne dans le logos, massivement. Il y a quelque chose de fécond dans la pensée chinoise, c’est qu’elle n’a pas dissocié théorie et pratique. C’est massif et c’est sur quoi on bute tout le temps : je ce n’est pas connaître. Quand on dit « le ciel connaît » c’est comme on dit un artisan connaît, sait faire. Le fait qu’il n’y ait pas un surpoids de la théorie est un fait essentiel de la pensée chinoise. C’est ce qu’appellerait « expérience », mot qui n’existe pas pour un Chinois car il impliquerait qu’il y ait autre chose : théorie, discours… Le fait qu’il n’y ait que de l’expérience, et donc qu’il n’y ait pas de pensée de l’expérience, est l’une des choses les plus difficiles à saisir dans la pensée chinoise, là le décalage est partout dans la mesure où il n’y a pas le surplomb de la théorie.
La Chine est une culture du tracé, des hexagrammes, de la peinture. Mais la question de la trace se résorbe dès qu’on passe dans la culture chinoise ! Étonnement devant la capacité du côté chinois de résorber les questions, à les retourner à leur origine. Le Lao Zi noie les questions européennes, la question de l’être. On dit « peut-être existe ». Et il y a le puits : on ne voit pas le fond mais la profondeur. Problème dans toute traduction en français de cette langue agrammaticale, sans flexion, au sujet souvent éludé… On injecte des éléments qui font que la traduction n’est pas forcément fausse, mais elle dit tout à fait autre chose que le texte chinois. Les textes classiques sont des textes de stratégie destinés au prince. Le Lao Zi n’est pas un texte mystique mais un texte stratégique pour dire au prince comment mener la guerre, c’est-à-dire ne pas la faire. C’est un texte qui dit la même chose du début jusqu’à la fin, de façon à dissoudre les questions qui à cette époque commençaient à prendre leur tranchant. La pensée chinoise a entrevu les possibilités de la philosophie grecque mais elle s’en est détournée. C’est cet entrevoir qui me paraît intéressant. On voit en lisant Mencius, le moniste… on voit que ça va de ce côté-là. Mais on repère aussi l’idée que de côté on s’engage dans une voie où on épuise la vitalité, une voie qui est sans fin parce que quand on pense connaître au plan spéculatif, on ne connaît jamais.
Tous les textes classiques sont des textes politiques, tous les textes chinois sont des textes politiques parce que c’est toujours adressé au prince, c’est toujours la question de l’ordre des hommes contre le désordre. Le Lao Zi est un texte à fonction politique qui dit : le prince est un bon prince quand il n’intervient pas (d’autres ont d’autres propositions), qu’on sache le moins de lui, qu’on sache seulement qu’il est là ça suffit. Car plus il y a de lois, plus il y a de prescriptions et plus il y a de désordre. Car plus on prescrit de choses, plus les hommes vont vouloir dévier par rapport à cela.
Il y a lieu de distinguer le non-pensé de l’im-pensé et aussi du refus de la pensée. Il y a un interdit majeur, c’est par rapport au pouvoir : on n’a jamais imaginé en Chine comme forme de pouvoir que la forme monarchique. On n’a jamais pensé de formes du politique qui impliquerait qu’il y en ait plusieurs à comparer. Parler de « légiste » est une traduction qui fait contresens parce qu’il n’y avait pas des lois, mais une multiplication de codes et prescriptions, il y a la carotte et le bâton ; il y a des châtiments. La mise en place du premier empire, autoritaire, est directement tirée du Lao Zi qui dit que le prince est celui qui instaure un dispositif de pouvoir, un pouvoir tel qu’il n’est plus nécessaire de gouverner. Le prince peut être dans le non-agir puisque le dispositif en place est totalement efficient. Si vous opprimez un peu les gens, de temps en temps, ils sentent l’oppression ; si vous les opprimez tout le temps, ils ne sentent plus l’oppression, c’est naturel. C’est ça le non-pensé : on n’a jamais interrogé ça en Chine.
Le statut du ciel en Chine est difficile. Quand on parle d’embranchement de la pensée, il y en a un qui est caractéristique. Autrefois, on trouve en Chine des cultes comme on en trouve ailleurs (naturaliste et puis avec des divinités un peu partout). Là où on voit l’embranchement : la figure du seigneur du Ciel, le seigneur d’en-haut est progressivement marginalisée. Elle n’est pas écartée, mais de moins en moins nécessaire. Et mettre de côté la figure de la divinité, c’est sortir du drame de Dieu. Il n’a jamais effleuré l’esprit chinois la question de l’existence de Dieu, ou des preuves de l’existence de Dieu. La pensée chinoise n’a jamais travaillé avec Dieu. C’est la figure du Ciel qui permet tout cela. Il y a une transcendance, mais une transcendance qui a été pensée comme une transcendance de régression. On traduit souvent « ciel-nature ». Cette fonction de régulation a signifié progressivement le grand procès des choses et la cohérence qui fait que ne déviant pas il se renouvelle.
À propos de Nourrir sa vie, quand on dit nourrir sa vie, nous pensons, nourrir son corps ou nourrir son âme. Pour un Chinois « nourrir sa vie », ce n’est ni son corps ni son âme, mais au sens d'« affiner sa vitalité », « la rendre plus vitale ». Et comment faire ça ? Il faut garder sa vie en cours. Elle ne conduit à rien la vie, elle n’a pas de but, pas de destination. Mais ce qu’il faut c’est activer sa capacité d’être en cours, c’est fouetter sa vie, c’est continuer à faire qu’elle avance. C’est la que la question du bonheur se décroche, décroche de sa finalité. Ce qui nous dérange tellement dans la pensée chinoise, c’est qu’il faut retirer l’idée de la finalité. On fait tout en fonction du profil. Il n’y a pas de scopos, de visée, mais il y a un faire basculer la situation de son côté. De même pour la vitalité, il faut faire sa vie pour continuer d’avancer, faire que ça continue à passer et non pas fixation, focalisation. Comme en français quand on dit « ça va », c’est ça continue à passer, ce n’est pas bloqué. Ou quand on dit « je suis en forme », ça dit très bien le terme chinois, ce n’est pas seulement mon corps qui est bien, pas seulement mon âme qui est heureuse mais c’est comme le sage chinois qui est comme le poisson dans l’eau ; il va nulle part mais il évolue dans son élément.
La question de l’âme est secondaire. La question importante est : avons-nous un corps ? Il n’y a pas de mot pour dire corps en chinois ! En chinois je ne suis qu’une activation d’énergie. Pour la médecine chinoise de base soit l’énergie se concentre, se condense, coagule, constitue ce qu’on appelle des corps (mouvement yin), soit, ou en même temps cette énergie se déploie, émane. Je suis une activation d’énergie que je laisse devenir inerte et je me fige, soit je maintiens mon énergie alerte et je suis inusable - puisque je suis en temps rêvé, dans une longévité infinie puisque je ne coince plus, puisque c’est un rêve de longévité et non d’immortalité, puisqu’il n’y a pas d’éternité, il n’y a pas de jugement.
On a traduit “corps” par shenti 身体 : on a fait un binôme avec “la personne” et “l’être constitutif”. Mais en chinois c’est le terme pour dire « je suis en forme », et ça, ce n’est pas seulement le corps, ce n’est pas l’âme, c’est quelque chose qui a à voir avec la viabilité. Il y a une construction de la philosophie qui s’est faite en Grèce par la finalité, le tholos. Comme le dit Aristote, tout dans ma construction est finalisé, tend à… Il y a toujours du “pour”, sinon ce serait vain. La dramatisation européenne est liée au fait que si ça ne se rattache pas, c’est vain. La Chine nous fait penser que non. Évoluer (écrit avec la clef de l’eau), c’est comme le poisson une façon d’être à l’aise ou au gré, qui n’est plus suspendu à la finalité.
Quand je traduis j’essaye de faire entendre la récalcitrance de la langue au départ. Je ne cherche pas la traduction naturelle qui est forcément une assimilation, c’est du français. Je ne peux pas traduire sans commenter, en commentant réparer les dégâts de la traduction. Dire les possibles que j’ai abusivement ouverts ou abusivement fermés en passant de l’un à l’autre. Je m’explique sur ce que j’ai fait pour ne pas laisser le lecteur dans l’égarement. Traduire c’est faire entendre dans le passage, faire entendre l’écart, la résistance, la récalcitrante. Prenons un exemple : jingshen 精神 pour “âme”. Jing, c’est “l’esprit”, si on garde en tête que c’est “l’esprit humain”, c’est-à-dire la quintessence, cette chose plus agile et plus alerte ; c’est donc rendre plus alerte l’énergie. Je ne suis qu’énergie ; cette énergie, si je l’affine, je la rends plus alerte et je la décante. C’est décanter, affiner. « Nourrir sa vie » c’est maintenir sa vitalité dans ce régime totalement alerte, décoincé, désengoncé… qui fait que ça circule. Et j’ai une espèce de potentiel vital. La montagne c’est la capacité, l’eau c’est la capacité, moi je suis la capacité. Et cette capacité je dois la rendre si alerte qu’elle ne soit plus sable, comme le couteau du boucher qui peut découper à l’infini sans jamais s’user.
Donc ébranler la notion de corps et penser que tout est en fait du processus. Le mal est dans l’engourdissement, dans l’enlisement… quand c’est gourd (membre gourd), quand ça ne passe plus, ça ne bouge plus, ça ne communique plus (entre moi et les autres, au sein de moi-même). D’où l’importance de la respiration qui fait circuler le tout : le sage respire par les talons (tout qui respire, tout qui communique) et le commun par la gorge.
Au fond, la psychanalyse ce n’est pas ce grand déplacement, ce si grand déplacement effectué qu’il n’est jamais totalement pensable avec nos outils à nous. Alors, peut-être que ce déplacement qu’on fait autrement en passant par la Chine donne des points d’éclairage. L’inconfort de la psychanalyse entre la praxis et le discours qui la prend en charge, qui la pense n’a-t-il pas d’équivalent dans l’inconfort que le sinologue a pour traduire, pour traduire par exemple jing, “l’esprit” en pensant que c’est à la fois l’esprit du vin, mon esprit. Ou quand il traduit de 德 par “vertu”, il ne pense pas tellement à la vertu morale que “en vertu de”. Je crois qu’il y a là quelque chose en écho au travail qui se fait en psychanalyse entre la pratique et la façon dont elle se réfléchit.
Le type de difficultés rencontrées, quelque chose des déplacements opérés pour comprendre, est un peu du même ordre dans la pratique d’un sinologue et la pratique d’un analyste [entre autre le débat logos/anti-logos, finalité/pas de finalité].
Concernant ce que j’appellerai la frustration du sinologue. L’analyse n’est pas sans coût ; être sinologue, il y a du plaisir certes, mais il y a de la frustration, par rapport à la perte. Pour Platon la possession est perte ou manque. En Chine, la perte n’a pas de statut, n’a pas de lieu, elle est nulle part. Et ceci est une des raisons de frustration des plus profondes pour le sinologue.
Dans la Grèce archaïque comme dans la Chine archaïque, il y a la notion de fortune, de prospérité, ce qui nous vient des dieux… Et ça se retrouve dans la Chine d’aujourd’hui (avoir une fortune, des enfants…). La question n’est pas là car dans la philosophie on a construit l’idée du bonheur, on en a fait l’objet d’une visée. On en a fait une pyramide qui s’érige depuis des fins secondes vers des fins supérieures et convergeant vers une fin ultime qui n’a pas d’autre fin qu’elle-même, et qui est le souverain bien et le bonheur. Mais cette façon de tout faire dépendre d’une clé de voûte qui serait le bonheur, ça, c’est une création grecque. Il n’y a pas d’équivalent du côté chinois : la notion de libre évolution, de gré… dissout tout ça.
De même, la question de la liberté n’a pas été construite en Chine. Certes les Chinois, comme nous, veulent faire ce qu’ils veulent. Le “faire ce qu’on veut”, est une notion non constituée, non construite, chez les Grecs aussi. Mais ce qui est important c’est ce qu’on a construit à partir de là, comme les Grecs l’ont fait : la liberté politique, la liberté d’institution, la liberté de participation. Et ça, ça n’existe pas en Chine.
Tant qu’on s’en tient à des idées floues, le sens commun, on retrouve les mêmes choses partout et nulle part. Dès qu’on considère ce qui se construit, on se rend compte qu’on peut penser autrement.