Pour les anthropologues, la famille et le mariage sont le fondement de toute société. Deux grandes théories s’appuient respectivement sur la filiation et sur l’alliance comme étant à la base des structures sociales.
Si on se réfère à la théorie de la descendance, dont Alfred Redcliffe-Brown est la figure la plus représentative, la filiation constitue la donnée essentielle. Son modèle, « la famille élémentaire », crée trois types de relations sociales : entre parents et enfants, entre frères et sœurs et entre mari et femme comme parents des mêmes enfants.
Quant à la théorie de l’alliance, soutenue à la suite de Marcel Mauss par Claude Lévi-Strauss, elle met l’accent sur l’alliance de mariage basée sur l’échange des femmes entre les groupes : « les réseaux transversaux d’alliance ».
Dans son livre Une société sans père ni mari. Les Na de Chine, l’anthropologue Cai Hua présente le cas unique d’une société dont le système de parenté est complètement différent du reste du monde.
Les Na, une minorité ethnique d’environ 30 000 habitants, vivent dans la province du Yunnan, au sud-ouest de la Chine. Agriculteurs dans les montagnes himalayennes, ils cultivent le riz, le blé, l’avoine, le sarrasin, le maïs, le lin, le soja et d’autres légumes. Dans la plupart des maisonnées, on file et on tisse le lin et on brasse la bière.
Leur religion est un mélange de culte des ancêtres et de bouddhisme tibétain.
Entre 1985 et 1992, Cai Hua effectua quatre longs séjours dans cinq villages du bassin de Yongning et apprit la langue des Na. Dans son livre, il retrace leur histoire de la dynastie des Qing (1698-1911) jusqu’à nos jours et analyse aussi bien la stratification sociale que les structures politique et économique.
Le lecteur découvre dans cet ouvrage une société matrilinéaire constituée uniquement de consanguins, sans l’institution du mariage. Sont considérés comme consanguins tous ceux qui partagent le même ancêtre féminin. Ils possèdent traditionnellement le même « os », vecteur des caractères héréditaires. Dans une maisonnée, les relations de base sont celles mère-enfant et frère-sœur. À la naissance, l’enfant fait partie du groupe de sa mère. Frères et sœurs de diverses générations vivent ensemble sous le même toit toute leur vie en travaillant et en élevant les enfants des femmes.
Au sein de chaque matrilignée, il existe deux chefs (dabu), un homme et une femme : « le chef masculin s’occupe des affaires extérieures, le chef féminin se charge des affaires intérieures ». Ils partagent l’autorité, ne jouissent pas de privilèges particuliers mais travaillent plus que les autres. Pour être chef, deux conditions sont requises : compétence et impartialité. L’autorité découle du mérite personnel et la capacité individuelle prime sur tout. Les ascendants ont le devoir de transmettre aux descendants les connaissances morales et techniques, séparément pour les deux sexes : les femmes pour les filles et les hommes pour les garçons.
Dans la société Na, la pratique de la vie sexuelle est libre entre adultes non-consanguins.
Marco Polo avait déjà noté cet usage des Na qui permettaient aux visiteurs et aux étrangers d’avoir des relations sexuelles avec les femmes si elles étaient consentantes.
Trois modalités de pratiques sexuelles sont détaillées par Cai Hua : la visite furtive, la visite ostensible et la cohabitation.
Traditionnellement, tous les Na pratiquent ce qu’ils appellent la relation d’açia ou visite furtive. L’expression indique une rencontre galante qui se déroule à l’insu des adultes de la maisonnée. L’homme s’introduit dans la chambre de la femme vers minuit et repart à l’aube afin que personne ne l’aperçoive. Hommes et femmes jouissent d’une égalité totale, chacun(e) ayant le droit d’accepter ou de refuser la relation qui peut durer une ou plusieurs nuits, des semaines ou des mois… Mais une asymétrie existe tout de même entre les partenaires : c’est toujours l’homme qui rend visite à la femme et non l’inverse.
La liberté sexuelle entre non-consanguins est totale et chacun peut avoir plusieurs açia, même au cours d’une nuit. Il est par conséquent facile d’initier ou de mettre un terme à la relation.
Dans ce réseau de multi-partenariat, la fidélité n’a pas cours et toute tentative de monopoliser un partenaire est jugée stupide et même honteuse : « le village se moquera [d’eux] pour un bon bout de temps ». Le désir de multiplier les partenaires et celui d’en posséder un seul étant incompatibles, c’est le premier qui prévaut dans l’institution de l’açia.
Dans la visite ostensible ou ouverte, l’homme n’est pas obligé d’éviter les membres de la lignée de la femme. Il existe un privilège sexuel mutuel mais les partenaires continuent tout de même à pratiquer la visite furtive en essayant de ne pas se laisser surprendre. Si le partenaire de la femme arrive, le visiteur est prié de partir. Il n’y a pas de contrainte et la durée de cette relation dépend, encore une fois, des sentiments réciproques.
La modalité de la cohabitation implique, elle, que les partenaires passent ensemble non seulement la nuit mais aussi la journée, « partageant le même pot et le même feu », formant ainsi une unité économique. Il existe toujours un privilège sexuel mutuel dont la transgression est réprimandée seulement si elle est découverte.
La cohabitation représente une solution de crise temporaire lorsqu’il manque un membre dans une lignée. Sa fonction - tout comme l’adoption - est celle de pallier à ce manque qui pourrait menacer la survie de la lignée. La cohabitation a donc pour but la perpétuité de la maisonnée et, en dehors de ce contexte, elle est réprouvée, voire interdite.
Comme dans toutes les sociétés, il existe chez les Na la prohibition de l’inceste. Ceux qui sont issus du même ancêtre féminin sont consanguins et la sexualité entre eux est toujours interdite : « Ceux qui mangent dans le même bol et dans la même assiette ne doivent pas s’accoupler ». Tel est le principe d’exclusion sexuelle des consanguins. Le mot “inceste” n’existant pas dans leur vocabulaire, les Na utilisent plutôt des expressions telles que « se conduire comme des animaux » ou « ne pas connaître les règles ». Une particularité étonnante de la prohibition de l’inceste est l’interdiction d’évocation sexuelle. Par l’intermédiaire de leurs ascendants de même sexe, les enfants, dès l’âge de sept ans, apprennent qu’il ne faut pas parler de sexualité, ni même partager affects ou émotions avec les consanguins de sexe opposé. Il en découle que, dans la maisonnée, garçons et filles ne peuvent pas regarder la télévision ensemble car, à tout moment, une scène romantique pourrait apparaître à l’écran. Il leur est également interdit d’être photographiés ensemble ou de parcourir le même chemin pendant la nuit.
La consanguinité constitue ainsi un fait social différent de la consanguinité biologique. La prohibition de l’inceste, pour les consanguins vivant toute leur vie sous le même toit, est renforcée jusqu’à l’interdiction d’évocation sexuelle.
Les croyances des Na au sujet de la procréation s’expriment à travers des métaphores enracinées dans leur vie quotidienne ; métaphores qui, comme les mythes et les légendes, sont transmises oralement car les Na n’ont pas de langage écrit. Leur mythe de la genèse se réfère à une déesse descendue du ciel après un déluge pour cohabiter avec le seul homme survivant.
La croyance selon laquelle « l’os » de la femme transmet les caractères héréditaires, différencie les Na des Han (l’ethnie chinoise majoritaire) et des Tibétains, pour lesquels l’os vient de l’homme et la chair de la femme.
Dans leur logique de représentation du corps, l’enfant provient uniquement de la femme et la mère seule suffit à légitimer la progéniture. Plusieurs métaphores expriment le concept que le rôle de l’homme dans la procréation est seulement celui d’un « arroseur », le fœtus étant déjà constitué dans le ventre maternel. Les Na disent que « si la pluie ne tombe pas du ciel, l’herbe ne peut pas pousser », et ils expliquent que, dans l’accouplement, le but de la femme est d’avoir des enfants et celui de l’homme est à la fois de s’amuser et de faire acte de bienfaisance vis-à-vis de la femme (et de sa lignée) en l’arrosant.
Le mot “père” n’existe pas dans le vocabulaire Na et le géniteur de l’enfant, non seulement n’a pas d’importance mais n’a pas besoin d’être connu. Par conséquent, les hommes n’ont jamais d’enfants issus d’eux-mêmes au sein d’une lignée. L’oncle maternel joue un rôle équivalent à celui du père à l’égard des enfants et les traite de façon équitable, quel que puisse être le géniteur.
Comme il n’y a pas de père dans la société Na, Cai Hua soutient que le complexe d’Œdipe n’est pas universel. Considérons cependant le complexe d’Œdipe tel que Lacan l’a reformulé dans son retour à Freud.
Pour commencer, Lacan introduit la notion de Phallus symbolique. Pour lui, l’enfant perçoit que la mère « n’est pas toute » et cherche à comprendre le désir de la mère. Ce double génitif représente la relation où chaque membre de la dyade tend à combler le désir/manque de l’autre. Toutefois, cette relation complice est brisée par le père qui vient contrecarrer l’aspiration œdipienne. La relation primaire mère-enfant est, certes, primordiale mais, dès le début, c’est une relation à trois qui est en jeu : non seulement la mère et l’enfant, mais le père comme tierce présence — dans le langage de la mère — extérieure à la dyade, prévenant le risque d’une fusion dangereuse. Le renoncement de la part de l’enfant à être la Chose phallique pour la mère est ce que Lacan appelle la Castration. Elle marque la résolution du complexe d’Œdipe.
Ce que l’enfant doit comprendre, c’est que les aspirations maternelles sont elles-mêmes ordonnées par la Loi (Nomos, en grec), appelée par Lacan « le Nom du Père », dans une homophonie entre “nom” et “non” (à l’inceste). Le Nom du Père est représentatif des lois, langage et culture par lesquels une société se maintient. Le père réel tient la place symbolique de cette Loi, il n’est pas identifié avec elle : il est seulement le porte-parole d’un corpus de conventions sociales nommé par Lacan « le grand Autre ».
Le discours de Lacan est fondamentalement métaphorique : ce qui est en jeu c’est l’opération d’un père symbolique — qu’elle soit accomplie littéralement par lui ou par quelqu’un ou quelque chose d’autre. Le Nom du Père, en rapport avec l’Œdipe, est élaboré et se manifeste dans les rites et les rituels qui sont les produits d’une culture. Ils ont pour but de soutenir un certain ordre social, même si, comme dans la société Na, le père est absent.
Chez les Na, le rituel de la puberté, célébré au cours des festivités du Nouvel An, constitue l’événement le plus important de la vie : garçons et filles qui ont eu treize ans dans l’année deviennent membres à part entière de la société.
Voici quelques étapes de ce rituel complexe.
La mère préside pour la fille qui se tient debout à côté du pilier droit de la maison, pilier qui symbole le féminin. La mère (ou la grand-mère) aide la fille à revêtir de nouveaux habits : jupe, veste et ceinture. Avant l’âge de treize ans, garçons et filles sont habillés de la même façon avec une robe en lin. Après les prières, la grand-mère offre un bijou à la fille, tandis que les autres participants lui offrent de l’argent et lui souhaitent prospérité et beaucoup d’enfants. À partir de ce moment, la fille laisse pousser ses cheveux.
Le rituel pour le garçon est présidé par l’oncle ou le grand-oncle maternel. Le garçon se tient à côté du pilier gauche qui symbolise le masculin. L’oncle revêt le garçon d’un pantalon, d’une veste, d’une ceinture, d’un chapeau et d’une paire de bottes. Après le rituel, le garçon tresse une poignée de cheveux sur le crâne en réalisant une natte d’environ 20 cm qui pend derrière ou est gardée sous le chapeau pendant toute sa vie. Dans la conception des Na, c’est un signe de longévité.
À partir de ce moment, garçons et filles acquièrent le droit de participer aux activités sociales… et amoureuses.
Les empereurs Han, suivis par les communistes, ont toujours exercé de fortes pressions économiques et légales pour imposer les schémas familiaux traditionnels aux coutumes Na.
Après 1656, les Qing exigèrent que la chefferie du Zhifu (le chef Na) devienne héréditaire, signifiant par là que le chef était dans l’obligation de se marier pour transmettre la charge à sa progéniture. Mais les Na ont conservé le principe de la consanguinité matrilinéaire et la pratique de la visite furtive, tout en satisfaisant formellement aux exigences de l’Empire. L’institution du mariage du chef, qui créa une stratification tripartite de la société Na, prit fin en 1956 avec l’avènement du Communisme.
Les communistes, persuadés de la supériorité de la monogamie socialiste, tentèrent en vain d’imposer aux Na les « réformes matrimoniales » (1959-1974 et 1980-1990).
En ce qui concerne l’évolution des modalités sexuelles des Na, Cai Hua pense que l’éducation pourrait avoir plus d’influence que les pressions économiques ou légales.
Les Han ont déployé de grands efforts pour diffuser leur culture parmi les Na en leur envoyant des enseignants parlants chinois. Avant 1950, il y avait une seule école élémentaire avec 20 enfants. Il existe actuellement 40 écoles primaires et un collège fréquenté par 600 élèves. Au début, élèves et enseignants ne se comprenaient pas, mais progressivement les enfants Na ont été sinisés. Ils ont appris que le rôle de l’homme dans la procréation n’est pas seulement celui d’un « arroseur » et ont pris conscience de la présence du père partout ailleurs.
Au sujet des conséquences de l’éducation sur la vie sexuelle des Na, nous voudrions souligner l’importance de l’image du corps qui se réfère davantage à une anatomie imaginaire que réelle et à des croyances plus au moins confuses sur le corps et ses fonctions. L’image du corps, qui prévaut dans une culture donnée, a son existence propre, indépendamment de l’éducation ou d’un savoir objectif. À l’état actuel, nous ne savons pas si les croyances des Na sur la procréation sont vulnérables et susceptibles de changer. Des études ultérieures pourraient éclairer cette question et apporter des éléments de réponse.
En conclusion, le fonctionnalisme structurel de Cai Hua tend à explorer les interrelations à travers lesquelles du sens est produit au sein de la culture Na. Il apporte la preuve qu’ils n’ont pas de mariage mais l’affirmation selon laquelle ils n’ont pas de famille nous laisse dubitatifs : nous pensons, au contraire, que les Na ont de très fortes familles matrilinéaires qui assurent des unités économiques à travers l’institution de la “visite”.
Un problème important, qui n’est pas mentionné dans l’ouvrage, est le taux élevé de MST parmi les Na et la diffusion de l’infection à VIH et ses conséquences.
Nous bénéficions d’un compte rendu historique et économique détaillé et d’une étude méthodique du système de parenté avec ses règles, coutumes et pratiques. Cependant, ce contexte anthropologique précis laisse des questions ouvertes en raison d’un texte personnel limité : presque rien n’est dit des sentiments ou des fantasmes personnels et à aucun moment n’est évoquée l’homosexualité.
D’autres pistes d’analyse et de réflexion, non encore explorées, pourraient donc s’ouvrir au chercheur et au lecteur.