Trois poèmes lus par François Cheng, de l’Académie française
présentation par François Cheng de son livre Vraie Lumière née de vraie Nuit
François Cheng, de l’Académie française, a uni son talent de poète à celui de l’artiste Kim En Joong, pour réaliser un album où ses vingt-quatre poèmes sont illustrés par huit lithographies. Il explique ici dans quelles circonstances douloureuses de sa vie sont nés ces poèmes et il nous offre la lecture de trois d’entre eux. Un moment inoubliable !
C’était un froid samedi de décembre 2009. Les Editions du Cerf avaient convié quelques amis de François Cheng et de l’artiste dominicain Kim En Joong pour présenter le livre qu’elles venaient de publier : Vraie Lumière née de vraie Nuit. La petite salle de la maison d’éditions était comble. Et jamais aucune présentation de livre ne fut plus émouvante. François Cheng, qui a commencé par évoquer le père Carré, de l’Académie française, raconte cette "période d’enfermement", de souffrance physique, qu’il a vécue, "une plongée en moi-même jusqu’à toucher le fond puis, à partir de là, l’impression de rejoindre la racine de la source de ma vie de quête. Au lieu du découragement, ou de la résignation devant mon état de santé, j’ai compris que ces épreuves étaient une sorte de bénédictions".
En effet, il sortait d’une longue période de maladie, et il a relaté la naissance de ses poèmes, comment ils lui sont venus, comment, à l’époque de Noël dernier, ce titre "Vraie Lumière née de vraie Nuit" s’est imposé à lui alors qu’il pensait que la fin de sa vie était proche. Dieu merci, ses amis présents ont pu se réjouir de le retrouver en bonne forme. "Au delà de l’expérience de souffrance, j’ai ressenti une sorte de gratitude, de félicité, avec la sensation de renaître à une vie, une nouvelle naissance". Toute cette expérience est relatée, si l’on peut dire, dans ses poèmes.
La vie comme don, et l’éternité comme instant
Ecoutez-le ici parler, comme personne, de l’Etre suprême, de Celui qui est, qui existe, qui se révèle à nous, et dont l’existence est un don, pour nous qui pouvons la recevoir. De tels propos auraient pu donner une leçon de métaphysique mais le ton de simplicité, de vérité, de témoignage, adopté par François Cheng les transforme en un moment de partage fraternel sur ce qui fait l’essentiel de la vie. "La vie est un don inouï et non un dû, conclut François Cheng, la moindre chose devient signe".
Et puisque la vie est don, chaque instant prend un relief extraordinaire. Car le don n’est pas un état statique, il s’exprime dans l’instant, il est inattendu, inespéré. L’Etre, lui, advient dans l’instant. Et nous, nous tentons aussi à chaque instant, d’accéder à l’être. Mais il faut que l’Etre fasse cet acte d’être, faute de quoi ni le monde ni nous-mêmes n’existeraient. "Dès ici et maintenant, chaque instant nous permet de rejoindre l’éternité" dit François Cheng.
Les questions posées par ses amis dans la salle lui permettent d’évoquer Pascal, Jésus et la voie christique, saint François d’Assise (il est allé à Assise en 1960), le silence et le cri.
Il commente aussi le titre : pourquoi Vraie Nuit ? Il y a bien de fausses nuits (celles des beuveries, des criminels, des camps nazis...). Vraie Nuit : la nuit des mystiques, celle de pouvoir assister à la naissance de la lumière comme au commencement du monde. Il faut donc atteindre la vraie nuit pour atteindre la vraie lumière, revenir au matin du monde, assister à ce moment, à cet instant, où l’Etre advient.
François Cheng a choisi de lire trois de ses poèmes. En voici le texte mais ne manquez pas d’écouter sa voix. C’est la voix d’un sage. C’est la voix d’un homme.
(les poèmes du livre ne portent pas de titre mais François Cheng les a lus en leur donnant un titre que la rédaction de Canal Académie a repris ici).
Premier poème : une prière à la Transcendance
Nous voici dans l’abîme,
Tu en restes l’énigme.
Si Tu dis un seul mot,
Et nous serons sauvés.
Tu restes muet encore,
Jusqu’au bout sembles sourd
Nos cœurs ont trop durci,
En nous l’horreur sans fond.
Viendrait-elle de nous
Une lueur de douceur ?
Si nous disons un mot,
Et Tu seras sauvé.
Nous restons muets encore,
Jusqu’au bout restons sourds
Te voici dans l’abîme,
Nous en sommes l’énigme.
François Cheng explique ici que le fond de l’abîme, ce n’est pas le néant, c’est l’humus.
Kim En Joong et François Cheng aux éditions du Cerf en décembre 2009
© Institut Kim En Joong
Deuxième poème : s’abaisser jusqu’à l’humus
S’abaisser jusqu’à l’humus où se mêlent
Larmes et rosées, sangs versés
Et source inviolée, où les corps suppliciés
retrouvent la douce argile,
Humus prêt à recevoir frayeurs et douleurs,
Pour que tout ait une fin et que pourtant
rien ne soit perdu.
S’abaisser jusqu’à l’humus où se loge
La promesse du souffle originel. Unique lieu
De transmutation où se frayeurs et douleurs
Se découvrent paix et silence. Se joignent alors
Pourri et nourri, ne font qu’un terme et germe.
Lieux du choix : la voix de mort mène au néant,
Le désir de vie mène à la vie. Oui, le miracle a lieu,
Pour que tout ait une fin et que pourtant
toute fin puisse être naissance.
S’abaisser jusqu’à l’humus, consentir
A être humus même. Unir la souffrance portée
Par soi à la souffrance du monde ; unir
Les voix tues au chant d’oiseau, les os givrés
Au vacarme des perce-neige !
Troisième poème : âme-soeur
Ce désir de trouver l’âme soeur rejoint le divin, l’âme divine, précise François Cheng ; l’appel à l’âme-soeur fait joindre amour divin et amour humain.
Ame soeur
Entends-tu ce qui
Vient de l’heure, ce qui
Vient du coeur, à l’heure
De l’abandon, à l’heure
Du crève-coeur,
Ce battement depuis
La naissance, déchirant
Les entrailles maternelles,
Déchirant l’écorce
Terrestre, ce battement
Qui cherche à se dire,
Qui cherche à se faire
Entendre, entends-tu
Ame soeur
Ce cri d’avant-vie, plein
D’une étranger nostsalgie,
De ce qui avait été
Rêvé, et comme à jamais
Vécu, matin de brume
D’un fleuve, nuage
Se découvrant feuillage,
Midi de feu d’un pré, pierre
Se dévoilant pivoine, toute
La terre embrasée, tout
Le ciel incandescent
En une seule promesse,
En une seule invite
Ne rate pas le divin
Ne rate pas le destin,
Entends-tu ce qui
Vient de la flamme
Du cœur, à l’heure
Du crève cœur, ce cri
Surgi un jour, à ton
Insu, en toi-même,
Le transparent, le transportant,
Le transfigurant, seul cri
Fidèle à l’âme en attente,
Ame sœur.